Dossiers Musicologiques - Romantique

Brahms Concerto n° 2

Brahms
Héritier de Bach, Beethoven et Schumann, Johannes Brahms a réalisé la difficile synthèse de la rhétorique et du lyrisme, du classicisme et du romantisme.
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Marqué à la fois par l’atavisme nordique de Brahms et l’empreinte viennoise tzigane, ce concerto colossal et sublime, l’un des plus beaux de toute la musique, résume son art et sa personnalité et reste son œuvre la plus accomplie.

Lui-même un remarquable pianiste, Brahms a considérablement enrichi la littérature du piano. Œuvres pour piano seul ou associé à d’autres instruments, sa musique pour le clavier affirme dès son op. 1 (Sonate n° 1) une puissante originalité. Les syncopes, le large espacement entre grave et aigu et les frottements harmoniques résultant de la marche des parties confèrent souvent un caractère abrupt à cette musique d’une pâte volontiers épaisse et presque « orchestrale » (Schumann percevait une symphonie implicite dans la Sonate n° 3 op. 5). Malgré d’occasionnelles références à Bach (prédilection pour les marches d’harmonie), Beethoven et Schumann, il est difficile de lui trouver des antécédents. Comme Chopin (et malgré l’abîme qui les sépare), Brahms donne l’impression de ne rien devoir à personne, et comme son confrère polonais, il est totalement lui-même dès l’âge de 20 ans.

Des racines nordiques

Les origines de son art son plutôt à chercher dans ses origines ethniques et dans la terre qui l’a vu naître (en la ville de Hambourg) : l’Allemagne du Nord, et tout particulièrement la région côtière de la Dithmarsch qui prolonge le polder hollandais le long de la mer du Nord et de la Baltique. Le sentiment réservé et un peu abrupt de son art reflète les traits de caractère ethniques de cette région. Rudesse et sobriété de gestes, mutisme et réserve un peu taciturne, joints à un certain fatalisme, imprègnent sa musique à l’instar des nouvelles de Théodore Storm (1817-1888), le grand écrivain de l’Allemagne du Nord. Comment ne pas associer les mélancoliques paysages de la Frise septentrionale, avec leurs grèves battues par les vents et voilées de brumes (cadre habituel des nouvelles de Storm et tout particulièrement de son chef-d’œuvre, Der Schimmelreiter [L’Homme au cheval blanc, 1888]), avec les accès bourrus qui parcourent les Sonates, les Ballades, les Rhapsodies, mais aussi la nostalgie désabusée et teintée d’humour caustique des Intermezzos ou des Capriccios…. On pense aussi aux rivages de l’île de Rügen, dont la résonance méditative, sinon mystique, a été si génialement rendue par le peintre Caspar-David Friedrich. Ces musiques habitées par l’esprit nordique semblent tour à tour suggérer des exploits légendaires médiévaux ou de lugubres récits hantés des spectres du passé comme ceux de Storm. En 1862, Brahms s’est installé à Vienne, vite devenue sa seconde patrie. À l’hérédité nordique s’est dès lors superposée l’influence de l’Europe centrale, tout particulièrement celle de la musique hongroise et tzigane. Le Concerto pour piano n° 2 réalise une magnifique synthèse des deux veines : alors que le second mouvement s’inscrit dans la lignée nordique et tragique de la Troisième sonate et du Premier concerto (dont il partage la tonalité de ré mineur), le final exploite une veine hongroise empreinte de bonhommie, les élans héroïques du premier mouvement et la bienheureuse élévation du troisième touchant au sublime. En matière de durée, légèrement plus long que son cadet, le Second concerto l’emporte nettement sur les symphonies. Pour Brahms, la forme concertante impliquait de donner toute latitude au soliste d’être un acteur primordial de l’exposition et du développement des idées, par le recours aux techniques d’amplification de la grande variation notamment. Cela explique les vastes dimensions de ses concertos.

Une œuvre novatrice

Cette participation du piano à l’élaboration du matériau est particulièrement importante dans l’Allegro non troppo initial. Ces rapports originaux entre soliste et orchestre montrent que Brahms était bien plus novateur qu’on ne le lui accorde d’ordinaire : ainsi, la seconde idée, mélodique et tourmentée, déjà entendue aux cordes lors d’une première exposition abrégée par l’orchestre, n’est vraiment exposée au complet que bien après par le piano, dans un épisode dont la rudesse confine à la violence et fait passer l’orchestre à l’arrière-plan. De tels passages, qui réclament du soliste une extrême solidité technique doublée d’une intense expression, tiennent lieu de cadences ; la seule « cadence » se réduit au monologue du piano sur la seconde phrase du premier thème, au début du mouvement, après que le cor en ait fait entendre la célèbre première phrase : le soliste s’immobilise alors en brodant de manière quasi-baroque sur la dominante fa de si bémol, amenant la rentrée de l’orchestre sur la première exposition des deux thèmes, abrégée, qui fait davantage figure d’une préface à l’exposition proprement dite. Celle-ci met en vedette le soliste en tant qu’acteur central. La partie de piano, étroitement imbriquée à l’orchestre, d’une écriture pianistique éblouissante, évite toute démonstration de virtuosité gratuite ; elle est exclusivement vouée à l’expression. Moins tragique que celui du Concerto n° 1, ce premier mouvement joint à la perfection de son architecture un esprit héroïque et légendaire, assumé avec une force tranquille et souveraine. Le second mouvement est un Allegro appassionato en ré mineur, mentionné dans une lettre annonçant à des amis l’achèvement d’un « petit concerto de piano » comme un « joli petit scherzo ». C’est en fait un grand morceau tumultueux et fantastique, une vaste « ballade nordique » et par là même, l’épisode le plus purement brahmsien de tout le concerto. Il se conforme au plan traditionnel d’un scher-zo, mais en conférant à chacune des trois partie le bithématisme et l’ampleur d’un allegro de sonate… L’Andante est un grand Lied tripartite dont le thème (en fait le motif de cor emblématique du concerto, en mouvement rétrograde) est exposé par le violoncelle solo, puis magnifié selon les principes de la « grande variation » amplificatrice, les ornementations très lyriques faisant la part belle au piano dont, vers la fin, les trilles soulignent la plénitude des cordes dans une ambiance de tendresse ineffable et de sérénité. L’Allegretto grazioso final est un rondo très libre : une légèreté pleine de naturel alterne avec une sensualité franchement tzigane ; la « grâce » primesautière résulte de la fluidité virtuose de la partie soliste et d’une orchestration racée et mordante, unique dans toute l’œuvre de Brahms ; elle conduit à la joie radieuse de l’éblouissante coda. Le refrain de ce final, qui en engendre lui-même la plupart des autres idées, est issu du motif rythmique complétant le second thème du premier mouvement : l’équilibre et la plénitude de ce monumental concerto doivent en effet beaucoup à une conception cyclique. 

Par son équilibre olympien et la profondeur et l’élévation de son inspiration, le Second concerto est l’œuvre la plus accomplie de Brahms. À la fois turbulent et rêveur, légendaire et enjoué, mais sans excès, il inaugure le climat des dernières œuvres pour piano, les fameuses « Berceuses de ma douleur » : la résignation, au terme des passions et des épreuves, conduit à la sérénité sinon à la joie. En cela, il représente, par rapport à l’orageux Premier concerto, ce qu’est l’homme mûr par rapport au jeune homme.

 

Miche Fleury

 

Repères

  • 7 mai 1833

    naissance à Hambourg dans un milieu modeste
  • 1843-1853

    élève d’Eduard Marxsen
  • 1853

    amitié avec Schumann ; Sonate pour piano n° 3
  • 1858

    Concerto pour piano n° 1
  • 1861

    Variations et fugue sur un thème de Händel
  • 1868

    Requiem allemand
  • 1876

    Symphonie n° 1
  • 1877

    Symphonie n° 2
  • 1879

    Rhapsodies pour piano
  • 1880

    Ouverture pour une fête académique, Ouverture tragique
  • 1881

    Concerto pour piano n° 2
  • 1883

    Symphonie n° 3
  • 1885

    Symphonie n° 4
  • 1887

    Double concerto
  • 1891

    Quintette avec clarinette
  • 3 avril 1897

    mort à Vienne

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