Dossiers Musicologiques - Symphonique

Debussy La Mer

Debussy
Tissée de rêves insaisissables, la musique de ce magicien des sons semble écrite par les fées ou le Dieu Pan en personne…
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La Mer démontre que la force et la grandeur exigées par le sujet ne sont pas incompatibles avec un art sensuel, tout en nuances. Ouragans dantesques et jeux de l’écume et de la lumière s’associent en une symphonie novatrice, solidement charpentée, véritable équivalent sonore des visions épiques de Turner et Hokusai.

Décrit par Lockspeiser comme « la plus grande œuvre impressionniste de la musique », La Mer représente l’aboutissement, dans le domaine de la musique, des tendances esthétiques qui ont marqué, trente ans auparavant, un tournant décisif en peinture (les peintres impressionnistes) et en littérature (Verlaine, les frères Goncourt). On peut alors définir une notion d’impressionnisme musical se fondant sur des analogies avec les réalisations antérieures de la littérature et de la peinture qualifiées elles aussi d’impressionnistes (les courants esthétiques touchent en général la musique plus tardivement que les autres disciplines). Elle se caractérisera au moyen de quelques formules clés : l’hédonisme et la recherche de plaisirs raffinés ; la suggestion préférée à la description et la nuance infime aux contrastes emphatiques ; une tendance à privilégier l’instantané et la suspension du temps ; le rêve et l’appel des lointains ; une attirance pour le mystère, l’onirique et le surnaturel. Sur le plan technique, ces tendances ont pour conséquences : l’effacement de la ligne et la suprématie de la couleur ; la fragmentation du détail et du plan d’ensemble avec une prédominance des formes brèves et libres ; et enfin, une prédilection pour la disymétrie (rythme impair, attirance pour l’irrégularité).

Des forces naturelles terrifiantes

Esthète raffiné amoureux de beaux objets, passionné de peinture et de poésie, aussi doué pour l’écriture littéraire que musicale ainsi qu’en attestent ses lettres et les chroniques de Monsieur Croche, dignes des plus grands stylistes de notre littérature, Debussy est prédestiné pour servir de catalyseur tirant toutes les conséquences musicales de la convergence des arts imprégnant l’air du temps. Dès le Prélude à l’après-midi d’un faune, il crée une technique d’écriture musicale qui est l’équivalent sonore de la touche divisée des peintres et l’utilise pour traiter un sujet symboliste. Dix ans après, parvenu à l’apogée de ses capacités créatrices, ses recherches d’écriture impressionniste à leur stade le plus avancé s’appliquent au plus impressionniste des sujets : l’élément marin, le plus ductile, le plus fluide, le plus insaisissable, le plus changeant aussi, oscillant entre la violence terrifiante de ses tempêtes et la jubilation euphorique de ses jeux avec la lumière. L’œuvre traduit la puissance cyclopéenne du sujet en une grandiose fresque sonore en rapport avec les visions maritimes épiques et souvent inquiétantes de Turner, avec leurs brumes qui semblent recéler quelque monstre mythologique surgi des profondeurs, plus qu’avec les marines lumineuses et souriantes des Impressionnistes français : génial précurseur de ces derniers, Turner répond aussi à l’inclination pour l’étrange et le fantastique du musicien qui le proclamait « le plus beau créateur de mystère qui soit en art. » C’est également l’effroi devant les forces de l’océan que traduit la célèbre couverture choisie par l’auteur pour sa partition, un fragment d’une gravure de l’artiste japonais Hokusai, contemporain de Turner, intitulée Le Creux de la vague au large de Kanagawa, dont Debussy possédait une copie. Dans sa version complète, cette gravure est beaucoup plus effrayante que le fragment retenu pour la couverture : deux embarcations en détresse sont submergées par deux énormes vagues ; dans le creux central, on aperçoit la côte avec le volcan Fujiyama. Dans sa manière d’étager les différents plans, Hokusai expérimente (comme Turner) de nouveaux effets de perspective. À ces associations picturales s’ajoute l’expérience vécue par le musicien. Il a de la mer « d’innombrables souvenirs » lorsqu’il entreprend ses trois esquisses symphoniques alors qu’il réside loin de toute côte, chez les parents de sa première femme en Bourgogne. Il a essuyé autrefois une impressionnante tempête lors d’une traversée, en Bretagne, épisode relaté par son ami l’écrivain René Peter dans ses souvenirs sur Debussy. Le projet de traduire la puissance formidable et terrifiante de la nature explique pour une part le tournant pris avec cette évocation maritime : elle nécessite de montrer que la grandeur et la force ne sont pas incompatibles avec l’impressionnisme. Sans doute aussi la composition d’une œuvre solidement charpentée aide-t-elle à contrebalancer les facteurs de dépression et de déséquilibre qui menacent le musicien alors déchiré entre sa première femme et le coup de foudre pour la future seconde. De même que son cher Edgar Poe, enfin, il soumet instinct, sentiment et fantaisie à une discipline quasi-mathématique pour les transmuer en œuvre d’art, et dans les circonstances dramatiques qu’il vit alors, ce recours à la raison, plus marqué que jamais, s’avère salvateur…

L’impressionnisme vivifié par la tradition

Ces facteurs liés à la fois au sujet traité et aux orages de la vie privée expliquent le recul pris par rapport à l’impressionnisme plus spontané de l’Après-midi d’un faune et des Nocturnes. L’art ondoyant, aux touches subtilement inachevées, la douceur persuasive, la langueur et la touffeur sensuelle sont dorénavant régis par un ordonnancement déterminé, une écriture plus serrée et une structure plus affirmée. De formidables éclats de puissance creusent le contraste et soulignent le caractère volontaire du discours. À l’apogée de son art, Debussy se tourne vers la tradition pour en tirer un suprême équilibre. Les trois « esquisses symphoniques » (De l’aube à midi sur la mer, Jeux de vague, Dialogue du vent et de la mer) s’articulent comme les trois mouvements d’une symphonie et tirent leur unité de la structure cyclique chère à Franck : les idées principales du premier morceau réapparaissent dans le final. Le refrain de ce dernier (le vent : hautbois et cor anglais, chiffre 46), rappelle même le célèbre thème cyclique du Quintette de son aîné ! Cette musique tourmentée, où alternent paroxysmes de violence et calme étale et trompeur, évoque les tourbillons dévastateurs de la Descente dans le Maelstrom d'Edgar Poe. La dispersion spatiale des timbres et l’éclatement de la forme font du mouvement central le plus audacieux. La joyeuse effervescence des embruns sonores (parfois athématiques) culmine dans l’ivresse panthéiste d’une capiteuse valse. Le rythme iambique du célèbre appel des violoncelles (premier mouvement, 9) traduit une immobilité étale, comme si une montagne d’eau (la vague d’Hokusai) retenait son souffle, figée en un trompeur équilibre, avant de s’effondrer en cascade de triolets figurant vagues et écumes. L’iambe préside ensuite au triomphe du soleil de midi : d’abord l’inquiétant statisme du célèbre choral accentué sur le temps faible (monstre à la Turner se profilant dans les abysses), puis fanfare cuivrée irrésistible, magnifiant l’appel des violoncelles sous le motif pentatonique des miroitements sur la mer aux bois en ostinato, sans doute l’un des instants les plus glorieux de l’impressionnisme en musique.

Michel Fleury

Repères

  • 1862

    naissance le 22 août à Saint-Germain-en-Laye
  • 1872-1882

    études au Conservatoire de Paris
  • 1880

    précepteur de musique à Saint Pétersbourg chez Madame von Meck
  • 1885-1887

    Villa Médicis à Rome (Prix de Rome)
  • 1888

    La Damoiselle élue, cantate sur un poème de Rossetti
  • 1890

    Suite bergamasque pour piano
  • 1894

    Prélude à l’après-midi d’un faune
  • 1899

    Trois Nocturnes, premier mariage (Louise Texier)
  • 1902

    Pelléas et Mélisande
  • 1903

    Estampes pour piano
  • 1904

    Images pour piano, cahier I
  • 1905

    La Mer
  • 1907

    Images pour piano, cahier II
  • 1908

    divorce, second mariage (Emma Bardac)
  • 1911

    Le Martyre de Saint Sébastien
  • 1912

    Images pour orchestre, Préludes pour piano
  • 1913

    Jeux (poème chorégraphique)
  • 1915

    Études pour piano
  • 1917

    Sonate pour violon et piano
  • 1918

    Debussy meurt d’un cancer le 25 mars à Paris

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