Moussorgski Les Tableaux d’une exposition
Scène réaliste ou vision fantastique, chacune des pièces des Tableaux d’une Exposition communique avec une miraculeuse précision à l’auditeur l’état d’esprit éveillé par chaque tableau chez le visiteur.
Les Tableaux d’une exposition doivent leur célébrité à la brillante version orchestrale que Ravel en réalisa en 1922. La suite pour piano de Moussorgski était jusqu’alors restée relativement méconnue. Il fallut attendre la fin des années 1940 pour que des virtuoses s’intéressent à elle : les enregistrements légendaires de Vladimir Horowitz et de Sviatoslav Richter ont largement contribué à son exhumation. On a prétendu que l’œuvre était gauche et mal écrite pour le piano, qu’elle « tombait mal sous les doigts ». C’est oublier que l’auteur était un remarquable pianiste, réputé pour ses tours de force au clavier (notamment pour ses improvisations), et qu’il a par ailleurs laissé des pièces de salon fort bien tournées et attestant une parfaite maîtrise du genre.
Du réalisme …
Les « maladresses » des Tableaux sont en réalité voulues ; l’originalité de leur écriture se justifie par les nécessités de l’expression et la recherche d’effets sonores inédits. Quatre de ces pièces déploient une écriture pianistique éblouissante qui démontre une connaissance approfondie des ressources du clavier : « Ballet des poussins dans leurs coques », « Le Marché de Limoges », « La Cabane sur des pattes de poule » et « La Grande Porte de Kiev ». Les singularités d’écriture dont abonde la partition répondent au credo artistique du compositeur : « rendre le vrai » en musique. Il montre dans ses opéras une géniale intuition, capable de traduire en figures sonores adéquates la « vérité » d’une situation psychologique ou l’ambiance d’un décor (les deux étant d’ailleurs indissociables), et les Tableaux sont avant tout du théâtre musical. L’idée en est d’une extrême originalité : rendre en musique la visite d’une exposition de peinture – sans se borner au pittoresque descriptif de chaque tableau, communiquer à l’auditeur la « réalité » psychologique de l’état d’esprit éveillé par chaque scène chez le visiteur de l’exposition.
Composé entre le 2 et le 22 juin 1874, ce cycle pianistique fut conçu comme un hommage à l’un de ses amis, l’architecte et peintre Victor Hartmann (1834-1873) qui venait de mourir inopinément d’une attaque. Leur ami commun, le riche mécène et critique Vladimir Stassov avait organisé en février-mars une exposition d’aquarelles, de dessins et d’esquisses architecturales du défunt, dont la visite inspira à Moussorgski sa célèbre suite, qui devait initialement s’intituler Hartmann.
Les « réalités » tirées par Moussorgski des tableaux de son ami mêlent de manière indissociable l’évocation visuelle du sujet à la réaction du spectateur, et ce, avec la précision d’un sismographe. Fantastique (« Gnomus », « Catacombes », « La Cabane sur des pattes de poule »), lourde tristesse et résignation des paysans (« Bydlo »), nostalgie d’une rêverie médiévale (« Il Vecchio Castello »), innocente agitation d’enfants tancés par leurs gouvernantes impuissantes (« Tuileries ») ou déguisés en poussins en vue d’un ballet (« Ballet des poussins dans leurs coques ») (lui-même un éternel enfant, Moussorgski excellait à traduire le monde émerveillé de l’enfance), caquetage des bonnes dames sur le marché (« Le marché de Limoges »), dialogue de deux juifs, l’un riche et l’autre pauvre (« Samuel Goldenberg und Schmuÿle ») ou grandiose solennité d’un défilé (« La Grande porte de Kiev ») : ces images s’imposent à l’auditeur envoûté, et le refrain-interlude de cet immense rondo que constituent les Tableaux (« La Promenade » : « in modo russico ») vient s’intercaler entre les pièces à la manière d’un commentaire du visiteur se parlant à lui-même. Trouvaille de génie : « Ce thème, qui s’apparente à celui que chante le peuple russe pour glorifier Boris lors de son couronnement, évoque parfaitement un Moussorgski faussement majestueux, légèrement corpulent, barbu et bon enfant, qui va d’une image à l’autre et la contemple avec ses yeux de grand enfant émerveillé ! » (Michel Hoffmann).
… au fantastique
Moussorgski fut un maître du fantastique en musique (Une Nuit sur le Mont chauve, Boris, Chants et danses de la mort), et les Tableaux contiennent un sommet absolu dans ce domaine : les « Catacombes ». Sur le tableau correspondant, Hartmann s’est représenté, en compagnie de l’architecte Vassili Alexandrovitch Kenell et d’un guide portant une lanterne, en train de visiter les catacombes de Paris, avec, en arrière-plan, à gauche, des crânes faiblement éclairés. Le préambule de la pièce (« Sepulcrum romanum ») plante le décor : unissons des deux mains en octaves, comme figées par l’angoisse, avec des effets de résonance à la façon de lointaines rumeurs dans les souterrains ; puis montent les lambeaux d’une lente et sépulcrale mélopée. Cette section s’immobilise sur un accord dissonant en triple forte, faisant office de dominante de si mineur. Alors s’amorce le dialogue avec les morts (« Cum mortuis in lingua mortua »). Sur un trémolo pianissimo descendant doucement dans l’aigu, la main gauche chuchote dans le registre médian, puis dans le grave, une variation mineure (en si) de la « Promenade », comme si parvenait alors à Moussorgski un appel de Hartmann. Ce thème de la promenade n’est plus qu’un blême fantôme, un soupir imperceptiblement exhalé par des lèvres figées à jamais. À quatre reprises, une neuvième de dominante s’étire en un souffle mélodique imperceptible pour expirer dans la clarté translucide de fa dièse majeur, révélant enfin, comme au détour inattendu d’une galerie, le si majeur sur lequel la vision s’immobilise aux confins de l’éternité et du silence. Ce passage anticipe sur la scène des souterrains de Pelléas et Mélisande. Des innovations aussi audacieuses vont présider à l’apothéose finale du motif de la promenade dans la monumentale « Grande Porte de Kiev », véritable couronnement du cycle. Ici, les cloches, partie intégrante de l’âme et du paysage russes, s’emparent du leitmotiv des Tableaux et le font carillonner à toute volée pour l’inauguration du monument. L’invention pianistique et harmonique de ce carillon est inouïe en 1874 : ample balancement de la main gauche suggérant le battement d’un bourdon titanesque, auquel se superpose l’exultant carillon de la main droite. L’étonnante hésitation entre le second degré (fa) et sa version abaissée (fa bémol) au cours des 12 premières mesures, assortie d’une progression agogique du carillon, instaure le flou de la rumeur des cloches ; s’installe dès lors un sentiment de dominante jubilatoire préludant à l’entrée du motif de la promenade en carillon. Le frottement de l’accord parfait de si bémol contre la résonance de la tonique mi bémol au ténor, la sixte ajoutée, le piment apporté par le pentatonisme et de multiples notes ajoutées, l’aboutissement à d’impressionnistes agrégats de quinte et de quarte faisant office de dominante sur tonique : Moussorgski s’affirme ici comme un génial précurseur de l’Impressionnisme, et ces audaces ne seront pas perdues pour Debussy, Ravel, Séverac, Albeniz et bien d’autres pour leurs propres études de sonorités carillonnantes.
Michel Fleury