Rachmaninov Concertos n° 2 et 3
Par la perfection de leur plan, l’opulence de leur langage pianistique et orchestral et l’intense lyrisme de leur inspiration, les concertos n° 2 et 3 de Rachmaninov sont entrés dans la légende.
L’histoire du concerto pour piano postromantique est l’un des chapitres les plus glorieux de l’histoire de la musique. C’est Rachmaninov qui a porté le genre à son apogée, avec ses concertos n° 2 et n° 3 qui sont entrés dans la légende. Sur l’héritage de Chopin et de Liszt il a su greffer une veine d’irrésistible lyrisme russe. Partie soliste étincelante dont la texture complexe cultive le dialogue des voix intérieures, orchestration tour à tour massive, rutilante ou au contraire transparente et opulence harmonique rehaussent un puissant souffle mélodique, aussi intarissable qu’inimitable.
UN CHANT INCOMPARABLE
Animée d’un généreux lyrisme, saturée de nostalgie slave, la mélodie de Rachmaninov s’élève peu à peu en paliers reposant sur d’amples marches d’harmonie, pour s’infléchir, une fois le sommet atteint, en une retombée graduelle dont la lente décrue consomme jusqu’à l’épuisement l’extrême charge affective mise en jeu. Un principe d’étagement régulier dérivé de l’imitation confère à ces mélodies de coupe invariable une irrésistible force émotionnelle (la répétition sur le balancement périodique de la marche harmonique décuplant l’impact affectif du dessin mélodique). Ces mélodies se situent dans un registre de sentiment sombre et suggèrent des aspirations à la fois fiévreuses et déçues, un « ne gardez désormais nulle espérance » particulièrement en accord avec notre lugubre époque, qui expliquent que l’audience de Rachmaninov se soit élargie ces dernières décennies. Ses larges courbes mélodiques sont rehaussées d’ornementations de détail dont l’orfèvrerie raffinée et la sophistication ajoutent à la richesse et au caractère personnel de ces concertos, tout particulièrement dans les opulentes parties de piano : Rachmaninov excelle à pourvoir ses thèmes de contresujets expressifs, à sertir les profils diatoniques de ses marches harmoniques d’une riche vêture chromatique qui en exacerbe la portée expressive, notamment par une dérive par demi-tons en mouvement contraire des voix intérieures bien caractéristique.
Un retour à la vie
Le concerto n° 2 a été composé à la fin de 1900 et au début de 1901, au sortir de la crise de neurasthénie faisant suite à l’échec de la symphonie n° 1 en 1897. Tombé sous l’emprise de l’alcool et incapable de composer, le musicien fut tiré de cette longue période d’hibernation par les séances d’hypnotisme du docteur Dahl, qui lui redonnèrent confiance et lui permirent d’écrire cette œuvre de retour à la vie. L’image poétique du dégel et des eaux printanières au sortir de l’hiver, chère aux écrivains russes, s’impose à l’écoute d’une œuvre qui commente aussi sa propre gestation et constitue ainsi une sorte d’auto-psychanalyse du musicien.
Après un glas tragique au piano en guise d’introduction, profond comme la cloche du destin, le premier mouvement oppose un thème masculin, à la fois sombre et héroïque, à un second élément majeur, (féminin), resplendissant de bel canto pianistique, effusion lyrique frémissante de tous ses acrostiches décoratifs. Dans le développement, un élément énergiquement rythmé, secondaire au départ, gagne de l’importance jusqu’à éclater au piano comme une marche héroïque en contrepoint du premier thème, courtisant et subjuguant ensuite le second en un séducteur agrandissement (en noires puis en blanches) lors de la réexposition précédant l’abrupte conclusion. Se révélant l’élément unificateur du concerto, il contribue à l’incomparable perfection de la forme.
Dans le mouvement lent, après une rêverie douce et céleste du piano en unisson aux deux mains, les doigts du soliste reviennent à une fiévreuse agitation (utilisant l’élément unificateur), avant que ne se révèle le panorama enchanteur d’un paradis durement gagné, paysage pianistique ruisselant d’arpèges et d’accords suaves, tenant lieu d’épilogue psychédélique…
Une marche exubérante et joyeuse ouvre le final. Le piano et l’orchestre entament un jeu de course-poursuite dont les péripéties exploitent toutes les ressources de l’imitation. Le second motif (moderato) est exposé par l’orchestre : un hymne dont la force tranquille proclame la victoire sur les ténèbres. Les festivités reprennent et s’accélèrent dans un tourbillon impétueux menant au majestueux et resplendissant triomphe de la foi et de la joie.
Un sommet indépassable
La popularité du concerto n° 3 dépasse désormais celle de son prédécesseur. S’il en partage le même lyrisme, la même solide construction et la même virtuosité, il le dépasse par une plus vaste ampleur, par une écriture pianistique encore plus riche et sophistiquée et par un intérêt rythmique et harmonique plus grand. C’est le chef-d’œuvre absolu de son auteur et l’un des plus beaux concertos jamais écrits. Ses vastes lignes reflètent les horizons lointains de la grande plaine russe : destiné à une tournée de concerts aux USA, il a été composé au cours de l’été 1909 dans l’isolement de la propriété familiale d’Ivanovka, dans un état de communion avec la nature qui était pour l’auteur un antidote aux tensions de la vie à Moscou. C’est aussi une sorte de veillée d’armes avant l’effondrement de 1917, avec les altières marches martelées du final, les sombres ruminations du mouvement lent et la nostalgie du premier dont les perspectives spacieuses et aérées sont l’équivalent sonore des paysages impressionnistes de Levitan. L’un des attraits irrésistibles des idées réside dans leur inimitable caractère slave. Pourtant, elles ne font pas usage de thèmes folkloriques ou religieux authentiques. Contrairement aux musiciens du Groupe des Cinq, Rachmaninov n’emprunte pratiquement jamais au folklore. Son caractère russe repose davantage sur un état d’esprit et une atmosphère que sur de telles citations. En cela, il est russe en profondeur, comme Elgar est anglais ou Bruckner autrichien. Comme dans le n° 2, l’unité repose sur la résurgence méticuleusement programmée et soigneusement déguisée des éléments du premier mouvement dans les deux autres parties : le thème d’introduction dans le mouvement lent et dans le final, tandis que le second thème du final procède du second thème du mouvement initial. L’intérêt est en permanence renouvelé par des ruptures qui brisent délibérément le cours du propos : immense et diabolique cadence du premier mouvement au lieu de la réexposition attendue, valse dont les girations interrompent la déploration du mouvement lent, insertion dans le final d’une série de variations « prétexte à une grisante surenchère d’ornements pianistiques. » (Fousnaquer).
Créé en novembre 1909 par l’auteur à New-York sous la direction de Walter Damrosch, le concerto n° 3 fut redonné au Carnegie Hall en janvier 1910, avec cette fois Mahler au pupitre. Gageons que ses vastes proportions et sa prédilection pour les extrêmes ne furent pas pour déplaire au maître autrichien…
Michel Fleury