Berlioz La Symphonie fantastique
La Symphonie Fantastique n’a pas seulement posé les bases de la musique à programme et de l’orchestre moderne. Dans son chef-d’œuvre, Berlioz se révèle un véritable Edgar Poe de la musique : la fantastique est bien, conformément à son patronyme, l’acte fondateur du fantastique en musique.
Fantastique : la plupart des exégètes de Berlioz renâclent devant l’adjectif, se bornant à associer la Symphonie fantastique aux péripéties tragi-comiques de son amour malheureux pour Harriet Smithson. « Épisodes de la vie d’un artiste », proclame le titre : ces épisodes s’inscrivent davantage dans un contexte onirique que réel. Il est vrai qu’un romantique aussi enflammé et « frénétique » que notre musicien tend à privilégier les caprices de son imagination sur la prosaïque réalité. Berlioz s’est toujours « mis en scène », montant en permanence sur les tréteaux pour gesticuler et jouer le rôle de l’artiste malheureux, en proie aux maléfices d’un destin contraire (presque toujours plus imaginés que réels). Dans le même temps, son autre soi-même, doté d’une intelligence aiguë, d’un solide bon sens et d’une raison presque kantienne, transposait en chefs d’œuvre les théâtrales tribulations de son double confortablement observée d’un fauteuil d’orchestre. Nul doute que la Symphonie fantastique soit le premier en date, et peut-être le plus génial, de ces produits d’une conceptualisation très élaborée des mésaventures du héros. Cette manière de créer présente une frappante similitude avec celle de Poe, pénétrante intelligence également portée à disséquer avec une lucidité et une précision mathématiques les états de frénésie les plus extrêmes d’un double exalté jusqu’à la démence. Ce qui amène à écouter la Fantastique d’une oreille différente : il s’agit du premier en date des chefs d’œuvres du gothique en musique, et Berlioz s’y affirme le fondateur du fantastique moderne en musique, à l’instar de Poe en littérature. De même que chez l’écrivain, un émoi affectif extrême (et nettement plus intellectuel que sensuel) met l’imagination en branle, et l’amour contrarié engendre des visions macabres, hantées de spectres, d’ombres et de lémures.
Un plan conforme au canevas d’un récit fantastique
On n’a pas suffisamment souligné que le plan suivi par Berlioz répond entièrement aux canons du genre fantastique littéraire (du moins des grandes œuvres et des grands auteurs de ce genre, de Poe à Lovecraft en passant par Maupassant et Le Fanu) : un récit fantastique réussi commence presque toujours dans un calme trompeur et dans un environnement à première vue routinier et rassurant. Ce n’est que dans un second temps que des éléments surnaturels investissent ce cadre, et, en général le décor s’assombrit progressivement, à mesure que gagne l’inquiétude, au fil des signes prémonitoires de l’horreur à venir. La Fantastique suit exactement ce cannevas : peu d’éléments sont vraiment troublants dans les trois premières parties, en dehors des sautes d’humeur contradictoires du narrateur (« l’idée fixe » de la bien aimée un instant entrevue poursuit le jeune musicien en proie aux affres d’une passion délirante), du caractère inquiétant que prend le Bal dans le paroxysme et la confusion de la conclusion du second mouvement (la valse se mue en mécanique giration d’automates, comme dans un conte d’Hoffmann), des nuages s’accumulant de loin en loin dans le ciel si dégagé du début de la « Scène aux Champs » jusqu’aux roulements menaçants d’un tonnerre lointain. Si l’on fait abstraction du contexte frénétique des deux parties suivantes, les glissades chromatiques de l’humoresque du premier mouvement, la rumeur lointaine des timbales et les accords martelés n’apparaissent que comme de timides menaces pesant sur la clarté apparente de ces pièces ; en revanche, lorsqu’on les considère comme le présage des horreurs futures, ils donnent la chair de poule… Au début de la quatrième partie, certain que la bien-aimée ne répond pas à son amour et est de plus indigne et incapable de le comprendre, le narrateur prend de l’opium (le laudanum indispensable aux soirées gothiques de Byron sur le lac de Genève, comme celle au cours de laquelle Mary Shelley improvisa l’histoire de Frankenstein et Polidori le premier grand conte de vampires…). Sous l’empire de la drogue, le rêve aimable des trois premiers chapitres tourne au cauchemar. Le narrateur rêve qu’il a tué la bien-aimée, qu’il est en conséquence condamné à mort et conduit au supplice aux sons d’une marche tantôt sombre et farouche, tantôt brillante et solennelle. À la fin de ce morceau, l’idée fixe reparaît comme une dernière pensée d’amour, interrompue par le coup fatal, et la tête du condamné roule dans le panier…Les scènes d’exécution sanglantes seront plus tard un leitmotiv de la littérature fantastique. La Tête de Karl Hans Strobl (1910) en est un exemple célèbre, unissant volupté et souffrance dans une hallucination à l’ombre de la guillotine chère à la Révolution. La traduction sonore de la tête décapitée tombant dans le panier est un trait de génie qui anticipe sur le fantastique décadent de la fin du xixe siècle et qui souligne ainsi l’étonnante modernité du chef d’œuvre de Berlioz.
Un sabbat de sorcières digne de Goya
Le finale monte encore d’un cran en matière de réalisme fantastique. C’est une vision frénétique digne de Goya : le narrateur rêve maintenant qu’il assiste au sabbat célébré à l’occasion de sa mort. Bruits étranges, éclats de rire éveillant des cris lointains. La bien-aimée déchue fait son apparition, sorcière avilie se mêlant à l’orgie diabolique : l’idée fixe est métamorphosée en un air de danse ignoble. Rien n’avait été auparavant entendu de si terrifiant en musique que le glas qui retentit lorsque les participants entonnent un Dies Irae caricatural et satanique. La giration d’une ronde infernale se superpose en un vertigineux contrepoint à la parodie de l’hymne des morts pour mener à une conclusion apocalyptique. Un autre visionnaire exalté, Éliphas Levi, donnera plus tard l’équivalent littéraire de ces pages musicales délirantes dans une description du sabbat à la fois rutilante, flamboyante et épique (Dogme et rituel de la Haute Magie, 1859). La polyphonie échevelée de ce morceau, ses dissonances acides, le rougeoiement infernal des cuivres, les raclements, les grincements et les ruminations des cordes n’anticipent pas seulement sur La Nuit sur le Mont Chauve de Moussorgski (autre sommet en matière de gothique musical), mais également sur les effets spéciaux de compositeurs contemporains comme Penderecki, John Williams ou George Crumb…
L’héroïne à l’origine de ce rêve halluciné de 55 minutes est en fait un phantasme, une idée de femme plutôt qu’une femme en chair et en os : un fantôme, une ombre insaisissable, inspirée au narrateur par un être réel, à l’instar de la sinistre Morella de Poe. Ici aussi, le destin de cette femme, fatale tout en étant rêvée, tient entièrement aux obsessions et au caractère tourmenté de son créateur.
L’ironie du sort voulut que le compositeur vive l’horreur jusqu’au tréfonds lorsque le « rêve d’amour » se concrétisa. Il avait orchestré le triomphe de la Fantastique en décembre 1830 avec autant de talent que la partition, en faisant un instrument de séduction irrésistible. Grâce à cet appeau, il épousait quelques temps après Harriet Smithson, actrice déclinante entrevue de loin, dès 1827, dans le rôle d’Ophélie dans Hamlet. Cette Ophélie, qui n’avait d’autre réalité que le songe du musicien, se révéla une redoutable et jalouse mégère, intraitable et dotée de surcroît d’un penchant avéré pour la bouteille. Pour ce merveilleux rêveur qu’était Berlioz, le Sabbat ne faisait que commencer, mais, cette fois, dans la vie réelle…
Michel Fleury