Dossiers Musicologiques - Romantique

Wagner L'Or du Rhin

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Loin de n'être que le modeste prologue des trois journées de la Tétralogie, L'Or du Rhin en représente à la fois la quintessence et la matrice originelle. En deux heures s'y trouvent posées les bases du vaste drame philosophique, les principes essentiels de l'art musical wagnérien, et, partant, le destin de la musique occidentale pour plus d'un siècle.

Avec L'Anneau du Nibelung, Wagner a pris place dans la lignée des grands créateurs de mythe, aux côtés d'Homère, de Virgile, de Shakespeare et de Goethe. Cette œuvre colossale ne l'occupa pas mois de 26 ans, depuis la première rédaction de l'argument (Le Mythe des Nibelungen) en 1848, jusqu'à la finale inscription « Je n'ai rien à ajouter », apposée à la fin de la partition manuscrite d'orchestre du Crépuscule des Dieux, en novembre 1874. Elle est devenue la Bible d'une religion : la religion wagnérienne, qui possède son temple - le Festspielhaus, spécialement édifié sur la « colline verte » de Bayreuth, devenue chaque été le sanctuaire artistique de l'Occident depuis maintenant plus de 130 ans. Il n'est pas possible de concevoir Wagner sans le cortège des dieux, des héros et des créatures légendaires de sa féerie philosophique. Leur influence a débordé bien au-delà des limites du drame lyrique, et même jusqu'à nos jours, et dans des domaines assez lointains : dans la monumentale fresque littéraire du Seigneur des anneaux, Tolkien a produit un génial avatar de la Tétralogie et se réfère sans ambiguïté au mythe wagnérien de l'anneau maudit. Dans son prolongement direct, l'épanouissement de la Fantasy au cours du XXe siècle doit beaucoup à l'épopée wagnérienne. Wagner, nourri de Schopenhauer et de philosophie hindoue, avec son ambition d'une rédemption de l'humanité dans l'action héroïque et désintéressée, dans l'amour et l'abandon des appétits matériels (ambition attestée par d'autres œuvres : Lohengrin, Tristan, Parsifal) ne se voyait-il pas lui-même comme un dieu investi de la mission de Wotan ?
Transcendant largement les références nationales, la Tétralogie constitue l'une des pièces essentielles du patrimoine universel. Il est vrai que Wagner a composé son poème en amalgamant des sources norvégiennes et islandaises (Eddas), germaniques (Niebelung-Nôt, version médiévale germanique des Eddas), et chrétiennes (la malédiction frappant la puissance matérielle, rédemption par l'amour, traits communs du Walhalla et du Paradis chrétien, etc.). Il est vrai aussi que l'univers de montagnes et de forêts profondes, avec le Walhalla majestueusement juché au sommet des cimes, l'héroïsme guerrier des personnages, les sonneries militaires qui accompagnent leurs exploits, enracinent également sans nul doute possible la Tétralogie en terre germanique. « Ur » : l'origine, la racine, préfixe profondément ancré dans l'âme romantique allemande, férue d'immémorial et de retour aux sources (Urbild, Urwald, Urich, etc.). Comme l'écrit excellemment Marcel Schneider, « la Tétralogie est l'exaltation monstrueuse de l'Ur. » Le récit une fois encore revisité de la chute originelle, de la ruine et de la déchéance des Dieux ravalés à la douloureuse et humiliante condition de mortels : un point de rencontre supplémentaire avec Tolkien puisque le Seigneur des anneaux est également le récit de la substitution d'un monde régi par les hommes à celui dominé par les Dieux, la magie et les Immortels (les Elfes, Sauron). Une atmosphère sinistre de destruction et de chaos pèse sur les deux œuvres, et une part de la fascination qu'elles exercent tient à ce climat d'attente d'un cataclysme qui tiendra lieu de châtiment à une faute originelle. « L'aube qui doit venir est de celles qui font espérer que le monde connaîtra la plus terrible des solutions » (M. Schneider). Mais elles cultivent également une atmosphère raffinée, sensuelle et décadente, voisine du préraphaélisme et des symbolistes, dont le chœur psychédélique des Filles du Rhin est particulièrement représentatif.

La musique de l'avenir

À l'origine était la faute... et L'Or du Rhin, prologue de la tragédie, nous fait le récit de ce péché originel. Ce premier volet, commencé en 1853, comme toute Ursprung, contient toute la substance musicale, philosophique et théosophique des trois « journées » suivantes. Par un enchaînement de fautes inexpiables, Wotan commet le crime qui va rompre l'équilibre, l'harmonie et l'innocence du monde primitif, le monde des Dieux. Il pêche par ambition en faisant bâtir par deux géants, Fasolt et Fafner, la forteresse du Walhalla, orgueilleux symbole de la domination des Dieux. Il pêche par mensonge en leur promettant comme rétribution Freya (qui assure aux Dieux jeunesse et immortalité) qu'il n'a aucunement l'intention de leur donner. Ensuite, il vole l'Or du Rhin au roi des Nains Albérich qui l'a déjà dérobé aux Filles du Rhin et l'a forgé pour en faire l'anneau fatal - symbole d'envie, d'avarice, de bassesse et d'ambition. Lorsque, sur les instances d'Erda, la Terre nourricière, il accepte de céder l'anneau aux géants en compensation de Freya qu'ils détiennent comme gage, la malédiction ne fait pas attendre ses effets : à peine en possession de l'or, les deux géants en viennent aux mains et Fafner tue son frère Fasolt, puis se change en Dragon pour mieux garder son trésor. Insensibles à la plainte des Filles du Rhin qui pleurent leur or disparu, les Dieux entrent dans leur Palais en franchissant la vallée sur un arc-en-ciel psychédélique. Musicalement aussi, L'Or du Rhin représente l'« Ur » initiale dont dérive la profusion musicale des trois autres volets. Le système des leitmotive possède désormais la perfection magistrale qu'il conservera en l'affinant encore dans les ouvrages ultérieurs. Wagner étrenne également ici sa légendaire splendeur harmonique et orchestrale (cette dernière assortie d'une éclatante profusion de cuivres) extrêmement évocatrice, par laquelle il apparaît comme un précurseur de l'impressionnisme. Le caractère originel absolu dévolu à ce premier volet est exprimé au moyen d'un puissant symbole musical : l'extraordinaire prélude symphonique totalement athématique, représentation sonore du chaos initial. Il s'agit en effet d'un accord parfait de mi bémol majeur, prolongé tout au long de 130 mesures. Il émane de ce matériau rudimentaire à l'extrême une impression intense de mouvement immobile : l'auditeur est précipité dans les profondeurs du Vater Rhein, et, par là-même, remonte aux origines du monde. L'intérêt est renouvelé en permanence par les motifs en perpétuelle mutation de la couleur et de la texture orchestrales, le tissu sonore consistant en une intensification et en une densification graduelles du timbre soigneusement calculées, en une interaction subtilement élaborée de dessins mélodiques et rythmiques qui se forment, puis se dissolvent et se fondent en des contours dont l'uniformité se déforme sans cesse dans les miroitements d'un kaléidoscope sonore. « Ainsi, bien en amont du cours puissant du fleuve, cette synthèse complexe de sentiment, de pensée et de sensation, exprime l'ébranlement des forces cachées dans notre inconscient par la stimulation de nos perceptions. » (Christopher Palmer). La partition recèle d'autres moments magiques, tels que l'entrée des Dieux au Walhalla (l'arc-en-ciel), avec sa grande arche mélodique dans le registre grave se dessinant au travers du miroitement d'arpèges de sixte ajoutée dans la tessiture élevée des cordes et des bois : une vision cinématographique en technicolor telle qu'aurait pu la rêver Turner, et qui est peut-être à l'origine du lever du soleil de Daphnis et Chloé. Ainsi cet éblouissant prologue apparaît-il comme un génial préambule non seulement aux trois autres journées de la Tétralogie, mais à bien des évocations musicales du futur, au nombre desquelles les musiques composées plus tard pour Hollywood.

Michel Fleury - publié le 03/01/25

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