Weber Freischütz

Imprégné de romantisme fantastique et de légende populaire, le Freischütz est l'acte fondateur de l'opéra romantique allemand. En écoutant d'une oreille vierge et faisant table rase des fastes de l'orchestre wagnérien moderne, il est possible d'apprécier encore aujourd'hui la nouveauté, la beauté et la puissance d'évocation du chef-d’œuvre de Weber.
Contes de Tieck, de Bürger ou d'Hoffmann, le XIXe siècle allemand s'ouvre sous le signe du fantastique et du merveilleux. Les vieilles légendes populaires collectées et mises en forme (les frères Grimm) sont un aliment de choix pour cette littérature. La musique ne reste pas longtemps à l'écart : le Freischütz (1817-1820), chef-d’œuvre de Weber, est à la fois l'acte fondateur de l'opéra romantique allemand, et la première réussite complète en matière de fantastique musical. Cet opéra tire son sujet d'une légende bien connue, dont l'on trouve déjà trace dans le Malleus Maleficarum (1486). Otto von Graben zum Stein (auteur au patronyme extraordinairement romantique !) l'avait consignée dans son Royaume des esprits (1780), elle fut vite portée au théâtre, en dernier lieu par Franz Xaver von Caspar (dont la pièce Der Freischütze fut créée à Munich en 1812) à qui Friedrich Kind emprunta largement lorsque Weber, enthousiasmé par le récit du Livre des fantômes d'Apel, lui passa commande du livret. L'intrigue se situe au cœur de la Forêt de Bohême vers 1648, au lendemain de la guerre de Trente Ans. Le jeune chasseur Max aime Agathe, la fille du garde forestier en chef, Kuno. Pour obtenir sa main, il doit gagner le concours de tir dont l'enjeu est le poste de garde-chasse. Quelques expériences récentes lui font craindre d'avoir perdu son adresse habituelle. Son camarade Kaspar lui suggère de se servir de balles ensorcelées. Ayant vendu lui-même son âme au mauvais esprit Samiel, il pourrait la recouvrer en amenant au diable une nouvelle victime : en échange de Max, ce démon fournirait les balles magiques. Max rassure Agathe, qu'il quitte le soir venu sous prétexte de récupérer le corps d'un cerf qu'il a tué dans le Val aux loups. En réalité, il a rendez-vous avec Kaspar : nuit de terreur et d'angoisse, où Kaspar, au milieu des rumeurs inquiétantes du sabbat, forge les balles fatidiques pour Max avec l'aide de Samiel. Le jour du tournoi, le prince lui ordonne de tirer sur une colombe blanche avec la septième. Cette balle magique est dirigée vers Kaspar et tue ce dernier, tandis qu'Agathe tombe inanimée. Ayant avoué son pacte avec Samiel, Max est condamné au bannissement par le prince. Grâce à l'intervention d'un deus ex machina, un mystérieux ermite, il sera cependant gracié et pourra épouser Agathe au terme d'une année probatoire. Au-delà du trouble des passions humaines et de l'éternel conflit des forces de l'ombre avec celles de la lumière (qui fait toujours une place honorable aux ressources de la magie noire ainsi que notre époque le prouve d'abondance... ), cet argument fournissait un sujet idéal à une nature aussi romantique que celle de Weber. Malgré les rebondissements d'une action riche d'imprévus, le personnage central du Freischütz est la Nature, la Forêt romantique chère à Henri Heine, avec toutes les forces qu'elle recèle : la nature consolatrice, certes, mais aussi et surtout la nature menaçante, déchaînant contre l'homme des forces surnaturelles et maléfiques. Le charme poétique de cette musique est très original pour l'époque. Weber a trouvé le langage coloré et évocateur réclamé par le sujet. Les sombres accords de septième diminuée qui ouvrent les portes de l'univers maléfique de Samiel ont peut-être perdu de leur étrangeté pour nos oreilles blasées, mais il est toujours possible d'admirer la fraîcheur et le charme ensorcelant de la mélodie et la couleur orchestrale (l'inventeur du timbre mystérieux et légendaire du cor « sylvestre » est évidemment Weber, préfigurant ainsi avec plus de 80 ans d'avance la magie du « cor lointain et rêveur » dans Brigg Fair de Delius). L'utilisation de motifs de rappel annonce le leitmotive de Wagner, la maîtrise très assurée de la construction tonale sera également mise à profit par l'auteur de Tristan. Un sens aigu du pittoresque explique la justesse infaillible de tel ou tel détail de l'orchestration.
une nouvelle conception de l'opéra
Avec un orchestre à peine plus nombreux que celui de Mozart, Weber s'avère capable de multiplier les contrastes : rapide et lent, lueurs éclatantes et nuances crépusculaires, accents martiaux et rêverie capricieuse sur un rythme fluctuant. Assurément, l'élan vital et la plénitude de l'ouverture traduisent d'une manière irrésistible l'atmosphère des forêts profondes avant l'intrusion de l'homme et relativise la perspective des tribulations humaines qui vont suivre. Loin de se borner au rôle d'accompagnateur, par ses couleurs nouvelles et riches, sa fonction descriptive et sa promotion de véritables symboles musicaux au sein de l'action, l'orchestre du Freischütz (et plus tard celui d'Euryanthe) ouvre sur une nouvelle conception de l'opéra, symphonique et entièrement germanique.
Michel Fleury - publié le 01/04/25