Thomas Adès Compositeur de l’émotion
Il est l’une des personnalités musicales les plus sollicitées de ces dernières décennies. Il faut dire que le compositeur anglais brille tout autant par ses talents de pianiste et de chef, menant une triple carrière que la Fondation Vuitton expose lors de cette résidence de novembre. Rencontre.
Pour les 3 concerts et la master class constituant cette résidence, Thomas Adès caressera son cher piano, dirigeant même du clavier la Deutsche Kammerphilharmonie Bremen pour l’ultime événement. Il devra assurément déployer cette énergie qui lui est coutumière. Rien qui l’effraie toutefois : « Faire tout cela à Paris, avec les personnes que j’aime, je vais y arriver et même passer du très bon temps à la Fondation Vuitton. Très heureusement pour moi, les pièces que je vais jouer font partie de celles me procurant tellement de plaisir que j’aurai toute l’énergie nécessaire pour les faire. En ce qui concerne la master class, j’aimerais me consacrer plus à l’enseignement mais nous n’avons pu cette fois planifier que deux formations [ndlr : le Duo Ermitage et le Trio Pantoum] mais elles sont excellentes et je suis extrêmement impatient de travailler avec elles. »
Chaque concert proposera naturellement une partition du compositeur mais également des œuvres des grands aînés qui l’ont inspiré. Avec une ligne de force explicite que Thomas Adès formule en français : « Un regard tourné plus vers l’est que vers l’ouest. » Rappelons qu’il fut un disciple de György Kurtág et son amour de la musique d’Europe centrale n’a jamais faibli : « J’ai le sentiment que l’élément hongrois, mais aussi roumain, est extrêmement important dans le répertoire classique viennois : un élément en marge, d’une certaine manière, mais exerçant une très grande influence. Pour moi, le piano est bien plus influencé par le cymbalum que par quoi que ce soit d’autre. » À la Fondation, il en administrera la preuve avec des partitions de Joseph Haydn, ce génie qu’on peut certainement qualifier d’austro-hongrois.
Les racines de la musique
Après tant d’années passées à scruter cette partie de l’Europe, Thomas Adès se réjouit d’effectuer de nouvelles découvertes : « J’étais justement en Roumanie, il y a quelques jours. Je n’y avais jamais séjourné auparavant et ce fut extrêmement intéressant. Je veux dire, c’est une frontière plus lointaine que la Hongrie et on y ressent l’impression d’un monde plus oriental. J’étais dans la région où sont nés Béla Bartók, György Kurtág ou encore György Ligeti ! On a l’impression d’y trouver les racines de la musique. » Bartók et Kurtág figureront bien sûr aux programmes des concerts, aux côtés du voisin tchèque Leoš Janáček.
Ces influences, auxquelles s’ajoutent d’autres écoles telles que la France de Fauré et même de Couperin, posent fort logiquement la question de sa propre sensibilité, lui qui s’est insurgé lorsque les commentateurs ont tenté de faire de lui le nouveau Britten : « Suis-je anglais ? Sur mon passeport oui. Mais seulement sur mon passeport. La question effectivement se pose, celle de la nationalité, et elle concerne tous les compositeurs. Doit-elle nécessairement compter ou, à l’inverse, doit-elle nécessairement ne pas compter ? Si j’étais né dans un pays plus exotique, disons par exemple Madagascar, dans quelle mesure cela se serait-il ressenti dans ma musique ? Je suis anglais, bien sûr, mais je n’ai pas le sentiment qu’il y ait d’éléments particulièrement anglais dans ma musique, à vrai dire. J’ai grandi bien plus avec la musique d’Europe centrale, de Hongrie, de France ou de Scandinavie. »
Un véhicule émotionnel
La même réticence à l’égard de toute classification s’exprime lorsqu’on demande à Thomas Adès de caractériser en quelques mots sa propre musique : « Laissez-moi réfléchir une seconde… Je dirais qu’il y a d’abord une grande variété. Elle raconte une histoire humaine d’une manière ou d’une autre, de la façon la plus authentique possible. Parfois, elle est claire, d’autres fois elle est mystérieuse. L’autre caractéristique est que j’écris comme si ma musique était un véhicule, un véhicule émotionnel. Je dirais en français : « Un véhicule dans lequel on entre et dont on descend à la fin du voyage dans un lieu différent ». Mon autre préoccupation est d’être convaincant, de faire en sorte que l’auditeur reste dans le véhicule. De ce fait, je fais de mon mieux pour que ma musique soit irrésistible, séduisante et convaincante. »
Le triomphe indescriptible en mars 2024 de son troisième ouvrage lyrique, The exterminating angel, à l’Opéra Bastille, a illustré la puissance persuasive et l’incroyable inventivité de Thomas Adès. Peu de compositeurs auraient réussi à traduire aussi efficacement les étrangetés fascinantes du film de Luis Buñuel. Dirigé par Adès lui-même, l’orchestre de l’Opéra de Paris a brillé de tous ses feux, soutenant une équipe vocale aussi pléthorique que talentueuse. Avec à la clé le contre-la dardé par la soprano colorature Gloria Tronel dans le personnage de Leticia, qui a fait frissonner les passionnés de lyrique. À ce sujet, le compositeur fait montre d’un humour qui a parcouru tout l’entretien : « Il fallait bien que quelqu’un s’y mette, les records sont faits pour être battus et je suis sûr que, dans les années à venir, il y aura encore plus aigu ! Plus sérieusement, c’était à vrai dire un détail. Ce qui était plus intéressant, c’était l’ambitus du rôle et surtout l’histoire le demandait. Je ne me suis pas assis devant mon bureau en me disant, je vais écrire la note la plus haute de l’histoire. Leticia, le personnage, devait percer l’emprisonnement et ainsi permettre à tout le monde de retourner dans le monde réel. L’univers de l’opéra demande ce genre de paroxysmes. »
Compositeur avant tout
Dans la grande nef de Bastille, Thomas Adès est parvenu à distiller toutes les couleurs et nuances de sa partition rutilante, démontrant une nouvelle fois un art magistral de la direction qu’il a forgé essentiellement en autodidacte. Si la composition demeure au centre de sa musique, il ne peut guère renier une dimension de sa carrière toujours plus florissante : « Je suis toujours et avant tout un compositeur. C’est ma priorité et je ne serais pas heureux s’il en était autrement. Je suis ravi de diriger et de constater que les gens apprécient ma direction, mais la direction nourrit ma composition, et non l’inverse. J’aime diriger moi-même ma musique parce que, en premier lieu, je veux me rapprocher le plus possible de mon intention initiale. La seconde raison, c’est que je suis plutôt timide et je n’aime pas être dans le public, je préfère lui tourner le dos. Plus sérieusement, pour moi, il ne s’agit nullement de réaliser une performance ou de recueillir des applaudissements, mais d’être un élément actif de la sonorité, de l’activité. C’est ce que j’aime par-dessus tout. »
Yutha Tep - publié le 31/10/24