Blanche Selva d'Indy et Franck
Emblématique « d’une certaine idée de la musique française », Blanche Selva ne fut pas seulement une pianiste exceptionnelle, mais également une éducatrice passionnée, une savante théoricienne et un compositeur de talent, dont les transcriptions d’œuvres de Franck et de son mentor Vincent d’Indy ont enrichi la littérature du piano de pages essentielles.
" Bonté – Beauté – Vérité " : cette épitaphe gravée sur la tombe de Blanche Selva pourrait servir d’emblème à l’œuvre de César Franck, et certainement, peu d’interprètes ont su autant que la grande pianiste s’identifier à l’œuvre du Maître de Sainte-Clotilde. Fille spirituelle de Vincent d’Indy dont elle partageait la hauteur de vue et la noble conception de l’Art, elle avait bénéficié des conseils du disciple préféré de Franck. Sa gravure de Prélude, Choral et Fugue (1928) s’impose toujours comme l’une des plus expressives et des plus conformes aux intentions de l’auteur. Elle témoigne d’un jeu alliant puissance et légèreté, sûreté et perfection rythmique à un exceptionnel éventail de sonorités. Presque autodidacte, cet enfant-prodige originaire de la Cerdagne donna son premier concert à 13 ans et impressionna d’Indy au point d’être nommée à 17 ans professeur de piano à la Schola Cantorum. Bach et Beethoven étaient ses dieux : elle donna en 1904 la première audition intégrale de l’œuvre de Bach et joua à Barcelone l’intégrale des Sonates de Beethoven pour le centenaire en 1927. Dédicataire du second cahier, elle créa Iberia d’Albeniz, et d’Indy lui dédia sa monumentale Sonate. Devenue le symbole d’une haute conception de la musique française, elle fut la dédicataire et l’interprète de Roussel, Dukas, Magnard et de bien d’autres encore, sans oublier son cher compatriote Déodat de Séverac, à qui la liait une profonde amitié et dont elle compléta la dernière œuvre de piano… Ses programmes n’oubliaient pas plus Schumann et Chopin que Debussy et Ravel.
Comme d’Indy, elle avait l’âme d’un apôtre et pensait qu’il était essentiel non seulement de ressentir la musique, mais aussi de la comprendre. Éduquer, expliquer, élever l’auditeur ou l’élève en l’incitant à apprendre était aussi vital que jouer. Ses concerts s’accompagnaient de conférences, et elle publia des ouvrages d’enseignement qui font toujours autorité : sur ses méthode novatrice de travail et d’interprétation au piano (Enseignement Musical de la Technique du Piano) ; une étude très complète sur l’évolution historique et expressive de la sonate en vue de l’interprétation et de l’audition (La Sonate : elle s’y montre l’une des premières en France à reconnaître la valeur de Brahms), ainsi qu’une monumentale étude (en espagnol) sur les sonates de Beethoven, toutes deux fervents actes de foi d’indyste.
Musicienne accomplie, elle joignait à son génie de l’interprétation un solide métier de compositeur, qu’elle mettait davantage au service des autres que d’elle-même (elle ne laissa que très peu d’œuvres) : elle s’impose dans ce domaine par d’extraordinaires transcriptions d’œuvres pour orgue de Franck et de Souvenirsde d’Indy, émouvant poème symphonique à la mémoire de sa femme. La transcription requiert à la fois la maîtrise des ressources de l’instrument pour lequel on transcrit, et l’identification avec la pensée de l’auteur. Son étroite affinité avec Franck et d’Indy, son remarquable métier de compositeur et sa connaissance intime du clavier font de ces transcriptions de véritables chefs-d’œuvre pianistiques comparables pour leur perfection à des pages telles que La Mort d’Isolde de Liszt ; elles ouvrent sur les œuvres originelles des perspectives insoupçonnées.
Malgré la paralysie qui assombrit ses dernières années, cette femme exceptionnelle poursuivit jusqu’à la fin sa mission d’éducation avec une énergie indomptable.
Michel Fleury