David Fray l'humaniste
Les concerts du pianiste David Fray sont toujours à marquer d’une pierre blanche tant cet interprète doté d’une profonde intériorité préfère donner du temps au temps et livrer au public des œuvres qu’il a longtemps mûries. En juin, on le retrouvera pour deux récitals consacrés à Schubert et Schumann puis à son cher Bach.
David Fray n’est pas un homme pressé bien que son actualité s’avère de plus en plus chargée au fil du temps. Soliste international reconnu pour ses interprétations du Cantor de Leipzig et de Schubert, il est aussi chambriste, partenaire fidèle de Renaud Capuçon et plus récemment du jeune violoniste Daniel Lozakovich. De retour d’une série de concerts qui l’a conduit en Asie du Sud-Est jusqu’en Corée du Sud, il s’apprête à donner deux récitals à Paris et à Auvers-sur-Oise dans des pages qui lui tiennent particulièrement à cœur : « J’attends patiemment que les partitions s’imprègnent en moi. J’écoute certes des CD des maîtres du passé que je vénère, parmi lesquels Schnabel, Cortot, Kempff, Serkin, Richter, Lupu…, mais j’essaie d’oublier ce que j’ai entendu pour être aussi vierge que possible et me concentrer uniquement sur le sens du texte. » Poète de l’intériorité, David s’est toujours senti en sympathie avec l’univers schubertien. Il sait en dégager avec force les multiples facettes, depuis la vocalité du lied, la sensibilité à fleur de peau, l’urgence dramatique, jusqu’aux arrière-plans présents au-delà des notes, véhiculant toutes les aspirations et toutes les désillusions d’un musicien de l’instant confronté à la dimension du temps. Robert Schumann s’est imposé à lui avec force depuis longtemps mais sans qu’il ose pénétrer de prime abord les arcanes d’un compositeur parfois inconfortable par son caractère fantomatique, bipolaire, aux humeurs changeantes.
Une aventure sans cesse recommencée
« Avec le Deuxième Cahier d’Impromptus de Schubert et les Kreisleriana de Schumann que je jouerai au Théâtre des Champs-Élysées, c’est une longue histoire d’imprégnation. Il m’a fallu beaucoup réfléchir à ce Schubert à la structure complexe qui me semblait plus difficile d’accès que celui du Premier Cahier. Il y a dans ces pièces quelque chose de brûlant, d’ascétique et même d'assez macabre, loin du lyrisme romantique qu’on leur attribue parfois. Quant aux Kreisleriana, il s’agit d’une nouveauté pour moi. L’écriture de Schumann est si difficile à déchiffrer, quasi arachnéenne. Chez lui tout est décalé et l’on est sans cesse pris par un sentiment de vertige. Il ne faut jamais perdre le contrôle. Sous un classicisme de forme, cette musique schizophrénique cherche sans cesse à se recentrer à travers des garde-fous comme par exemple le choral qui peut servir de balise. L’œuvre schumannienne crée un choc primitif dont on ne sort jamais blasé. Wilhelm Kempff, mon modèle, est le seul selon moi à avoir su conjuguer le classicisme et le romantisme de cette musique, à prendre son temps dans des tempos jamais excessifs et éviter tous les excès d’une lecture échevelée. Avec lui, je retrouve tout ce que Schumann doit à Johann Sebastian Bach au niveau de l’écriture, cette manière de liberté organisée et ce chant fluide si naturel. »
Dans la nef de l’Église Notre-Dame d’Auvers-sur-Oise aux lumières tamisées pour l’occasion, David remettra sur le métier les Variations Goldberg auxquelles il a consacré un enregistrement en 2021 : « Le piano moderne est une aubaine qui permet d’aborder Bach dans toutes ses composantes et en particulier la dimension polyphonique sans négliger le sens mélodique. Pour atteindre ce but, il faut traverser des phases successives et ressentir au bout d’un long chemin un sentiment de nécessité et d’évidence. Mon vœu le plus cher est toujours de trouver une logique dans les œuvres que j’interprète de façon à les rendre lisibles au public. Pour ce compositeur, j’essaie de me mettre à la place des auditeurs et me montrer le plus immédiatement compréhensible surtout lorsqu’il s’agit du trajet des Variations Goldberg qui atteint l’inouï. Je me réjouis aussi de créer le Prélude, une commande du Festival d’Auvers-sur-Oise à la jeune et talentueuse compositrice Élise Bertrand. »
Un regard ouvert sur le monde
On l’aura compris, cet interprète à l’imagination sans cesse en éveil préfère l’intériorité aux effets de manche et se méfie des paillettes sans lendemain. En 2008, le documentariste Bruno Monsaingeon, dans un film intitulé Swing, Sing & Think, le montrait égal à lui-même, peu intéressé par l’apparence et par les postures ostentatoires. David pourrait reprendre à son compte l’aphorisme de Confucius pour qui « le plus grand voyageur est celui qui a su faire au moins une fois le tour de lui-même. »
Cet été, du 29 juin au 14 juillet, on le retrouvera à Tarbes où il réside ainsi que dans les Hautes-Pyrénées pour son Festival « L’Offrande Musicale » (encore une référence à Bach !), une manifestation humaniste créée en 2021 et ouverte en particulier à des publics en situation de handicap. De grands noms seront au rendez-vous tels les violonistes Renaud Capuçon, Daniel Lozakovich, Maxim Vengerov, les sopranos Natalie Dessay, Sonya Yoncheva, la cheffe d’orchestre Emmanuelle Haïm...
Loin des agitations de la ville, dans ses montagnes pyrénéennes, cet artiste empathique poursuit une voie qui place toujours en exergue le sens de l’humain : « Il y a aujourd’hui un conflit entre la politique et la culture ; c’est une tragédie car je crois profondément que la culture est un remède et une oasis où se ressourcer. Je vis mal une époque où l’on ne replace plus les événements dans leur contexte et où le présent oublie les héritages passés. »
Michel Le Naour