Nikolaï Lugansky la passion française
Des grands virtuoses de l’école de piano russe, Nikolaï Lugansky s’est toujours distingué par une conjonction unique entre maîtrise éblouissante et élégance musicale. Ce don béni des dieux fait de lui un interprète idéal aussi bien de Prokofiev que des maîtres français. Pour preuve, ces deux concerts de janvier à la Maison de la Radio.
Comme à son habitude, le Philharmonique de Radio France tire parti de la venue d’un grand nom du monde instrumental pour lui proposer une deuxième apparition, cette fois dans le répertoire de chambre (la série « Philhar’Intime »), aux côtés de ses musiciens dont il faut rappeler le talent accompli.
Sous la baguette de Tarmo Peltokovski, l’un des dernières sensations de l’école de direction finlandaise (à 25 ans, il est le directeur musical de l’Orchestre du Capitole de Toulouse), Nikolaï Lugansky aborde de nouveau le Concerto n° 3 de Prokofiev, rivière scintillante mais capricieuse dont il connaît les moindres méandres : « Cette partition vient au milieu du chemin créateur de Prokofiev, ce n’est plus le jeune compositeur. Elle fait partie des œuvres pour lesquelles il a trouvé une harmonie et un soleil incroyables. On peut dire qu’après le deuxième concerto, celui de tous les extrêmes, très romantique et rhapsodique, ce concerto s’affirme comme un retour à Mozart, il est totalement parfait. Quand on parle des compositeurs russes, on ne pense pas forcément à Mozart, sauf peut-être pour Glinka. Mais c’est le cas de Prokofiev : la forme, la structure, tout lui a été donné immédiatement, comme un cadeau de Dieu. »
Prokofiev, le Mozart du XXe siècle
Pour avoir abondamment interprété tous les grands génies cités, Nikolaï Lugansky est à même de tisser des parallèles passionnants : « Si l’on peut songer dans le Concerto n° 2 de Prokofiev à une œuvre telle que son opéra à venir, L’Ange de feu, le n° 3 me fait pour sa part penser à la Symphonie n° 41 ‘Jupiter’ de Mozart : on ne sent à aucun moment le moindre doute, de difficulté. Il y a bien sûr quelques passages dramatiques mais ils sont finalement peu nombreux. Chez Mozart et Prokofiev, la musique n’est pas réellement connectée à leur vie réelle. Il est certain que tout ne devait pas être au beau fixe au moment de la composition des deux partitions mais on ne trouve pas réellement d’évocation de leur quotidien difficile. Pour un compositeur du XXe siècle, qui a obligatoirement vécu des moments sombres, voire tragiques, Prokofiev dispense une musique étonnamment emplie de soleil et de beauté. »
Prokofiev termina son concerto en Bretagne, en 1921, au terme d’une longue gestation, et ce fut la création parisienne en 1922 sous la direction du légendaire Serge Koussevitzky, avec le compositeur lui-même au piano, qui consolida une popularité jamais démentie par la suite. Ajoutons que le deuxième mouvement du concerto, « Tema con Variazioni » – une gavotte que le compositeur transforme avec son génie singulier. Prokofiev le plus français des Russes ? Certainement, selon Nikolaï Lugansky : « Le jeu, jeu dans la vie ou jeu dans l’art, est une qualité très typique des Français, de même que l’intérêt de la culture française d’alors pour les genres anciens des XVIIe et XVIIIe siècles. Paris est la plus belle ville du monde et beaucoup de Russes voulaient la visiter ou même y vivre, surtout après la Révolution. Mais le principal élément pour moi, c’est cet amour du jeu, perceptible chez Molière, Rameau et, plus tard, chez Debussy et Ravel. Dans ce domaine, Prokofiev n’est vraiment pas représentatif de l’esthétique russe. Dans son œuvre, on ne sent rien de dostoïevskien, à l’inverse de Chostakovitch par exemple. »
César Franck le bienveillant
Avec les virtuoses du Philharmonique, Nikolaï Lugansky va encore une fois magnifier la musique d’un compositeur auquel il voue une passion particulière, César Franck, avec l’immense Quintette pour piano et cordes : « Il est le représentant de la grande culture française, en particulier dans sa partie qu’on pourrait qualifier de sérieuse, même s’il y a une certaine légèreté dans le Final de son quintette. Il y a chez lui une très grande particularité : Franck est le plus religieux des génies français, son catholicisme se ressent dans sa musique. Pour moi, cette caractéristique le rapproche d’Anton Bruckner dont la musique, bien sûr, n’est absolument pas française. » Son enregistrement paru en 2020 chez Harmonia mundi et contenant le Prélude, Choral et Fugue, ainsi que le Prélude, Aria et Final, a profondément marqué les esprits. Lugansky a saisi cette occasion pour approfondir sa connaissance du compositeur : « Pour ce disque, j’ai également étudié sa musique pour orgue et nous avons cette grande chance qu’il a laissé beaucoup de partitions, à l’inverse de Bruckner qui improvisait et dont on garde très peu de musique écrite. Les Trois Chorals pour orgue de Franck offrent une musique absolument géniale. La malchance, c’est qu’il a finalement peu composé pour le piano et l’on donne essentiellement le Prélude, Choral et Fugue ainsi que le Prélude, Aria et Final. Pour moi, cette musique représente le chemin de la vie, notamment dans le quintette : beaucoup de choses peuvent survenir et au bout du ce chemin, il y a la mort, mais l’homme, ou l’âme, va trouver sa voie. Je ne connais pas tous les détails de la vie de Franck mais j’ai le sentiment qu’il était l’homme le plus bienveillant, le plus sympathique du monde. On le sent vraiment dans sa musique. »
Autant dire que cet amour manifeste pour Franck n’est pas près de quitter Nikolaï Lugansky. Tous à la Maison de la Radio pour entendre un répertoire fabuleux défendu par un interprète non moins exaltant !
Yutha Tep - publié le 03/01/25