Sir András Schiff Bach passionnément
Invité de Piano****, Sir András Schiff se confronte en deux concerts aux 48 préludes et fugues du Clavier bien tempéré, une somme qu’il remet sans cesse sur le métier depuis plus de soixante ans avec l’émerveillement des premiers jours.
Adulé dans le monde entier et malgré quelques apparitions fugaces sur les scènes hexagonales, Sir András Schiff est longtemps resté chez nous un pianiste confidentiel. « J’aime la France, le pays, son histoire et ses arts. J’aime également la nourriture, les fromages et les bons vins. Le public français est exigeant mais lorsqu’il aime, il peut le montrer avec beaucoup d’enthousiasme. Mon vécu avec les critiques a été très négatif, mais je me garde de généraliser parce que je compte beaucoup d’amis parmi eux. Je suis ravi aujourd’hui d’avoir l’opportunité de jouer à Paris mais également à Lyon, Bordeaux ou Aix-en-Provence. »
À l’époque, ce lauréat des Concours Tchaïkovski en 1974 et de Leeds en 1975 avait déjà à son actif des enregistrements mémorables dont une intégrale de la musique pour clavier de Bach, des Concertos de Mozart vif-argent sous la direction communicative de Sandor Végh et entrepris l’ascension des 32 Sonates de Beethoven. Depuis quelques années, l’horizon s’est dégagé grâce à André Furno qui l’invite systématiquement à Piano**** en récital ou avec orchestre.
Johann Sebastian Bach devant l’Éternel
Au programme du mois de décembre, Le Clavier bien tempéré de Bach, un compositeur que ce pianiste a fait sien avant même son apprentissage du piano à la légendaire Académie Franz Liszt de Budapest : « J’ai adoré Bach dès ma plus tendre enfance et il est demeuré l’un de mes compositeurs préférés. Enfant, on ne peut pas comprendre la complexité de sa musique mais on a instinctivement le sentiment qu’il y a là quelque chose de grand. Rien n’a changé dans mon approche, mais j’ai peut-être moi-même changé ou plutôt mûri comme un bon vin. Ayant vécu avec Bach pendant plus de six décennies, je le connais beaucoup plus profondément maintenant. Il s’agit d’un voyage sans fin, d’un « work in progress ». Notre relation est donc devenue extrêmement intime. Par le passé, je me suis infligé les Études de Czerny. Il va de soi que ça ne stimulait pas beaucoup l’esprit. Plus tard, j’ai découvert les bienfaits d’un démarrage avec Bach – rafraîchissement par le corps, l’âme et l’esprit. Chaque jour de ma vie débute en jouant Bach au clavier durant une heure environ. Après cela, ma journée peut commencer et se poursuivre. »
Sa passion pour le Cantor de Leipzig s’est confortée au contact à Londres du célèbre claveciniste George Malcolm (1917-1997) qui lui a ouvert des horizons dont il a su ensuite tirer parti par ses recherches musicologiques et le souci de cerner au plus près le style du compositeur : « Ce qui me touche le plus chez Bach, c’est sa piété sans artifices, une absence totale de Moi loin de tout égocentrisme […] Il avait une conscience aigüe de ce qu’il était et de ce dont il était capable mais il ne composait pas en pensant à la postérité ou à la gloire éternelle. Son dévouement me fait penser à la Renaissance florentine ou au Moyen-Âge avec ses grandes cathédrales. Qui en connaissait les architectes, les tailleurs, les sculpteurs ? »
Passeur et humaniste
L’activité de pédagogue lui est essentielle et est suivie avec ferveur chaque été par un public nombreux à Gstaad ou à Verbier : « En prenant de l’âge, j’éprouve une passion grandissante pour l’enseignement. J’aime les jeunes artistes talentueux et je voudrais pouvoir les influencer, les guider et leur donner des conseils judicieux. Le niveau général est très élevé mais j’ai la nostalgie de ces grands artistes de ma jeunesse et même d’avant. Ceux de ma génération ne pouvaient écouter Busoni, Rachmaninov, Cortot, Edwin Fischer et Schnabel qu’à travers leurs disques. J’ai pu toutefois entendre Rubinstein, Horowitz, Richter, Serkin, Arrau, Kempff, Michelangeli et Annie Fischer. Ces personnalités me manquent. »
Humaniste, héritier d’une tradition Mitteleuropa qui a forgé notre histoire de la musique, Sir András Schiff peine à se reconnaître dans le monde actuel : « Nous ne vivons pas des temps heureux. Ma génération a été préservée des horreurs de la guerre et a eu la bonne fortune de grandir et de vivre en jouissant de la paix et de la liberté surtout en Europe occidentale. Avec la pandémie, nous sommes confrontés à une nouvelle réalité et nous n’avons pas été capables de nous y adapter. Combien de temps cela va-t-il durer ? Serons-nous susceptibles de retrouver une normalité ? Je ne le pense pas et suis très inquiet pour notre futur et pas seulement à cause du Covid. Notre société s’est digitalisée et tout se fait en ligne : on télécharge et on utilise des mots de passe. Or, je ne parle pas ce langage et je me sens perdu. Il y a ces mouvements comme MeToo, Black Lives Matter, les politiques de genres. Tout cela est noble et humain mais peut causer des dommages immenses si on va trop loin. »
Cet artiste sensible aux bouleversements du monde porte un regard sans concession sur son pays natal, préférant organiser des festivals en Autriche comme jadis celui de Mondsee près de Salzbourg, puis s’installer à Londres avant de vivre à Florence avec son épouse, la violoniste japonaise Yuuko Shiokawa : « En Hongrie, de nouvelles élections vont se tenir en avril prochain et l’opposition peut compter sur un dirigeant charismatique. Néanmoins, je ne suis pas optimiste car Victor Orban veut rester au pouvoir et il n’est pas réputé pour son fair-play ! Quant à l’Europe, nous devons tout faire pour la préserver bien qu’elle ne soit pas parfaite. Le Brexit a été le pire événement de ces dernières années. »
Avec Le Clavier bien tempéré, Sir András Schiff nous offrira un voyage au long cours ouvert sur des perspectives toujours recommencées pour que la joie demeure.
Michel Le Naour