Portraits d'artistes - Voix

Patricia Petibon & Héloïse Gaillard Destins de Reines

Patricia Petibon & Héloïse Gaillard Partager sur facebook

Il est des collaborations qui, loin de s’essouffler, se subliment avec le temps : c’est certainement le cas pour Patricia Petibon et Héloïse Gaillard. Leur programme « Destins de Reines », créé en 2023, est l’un des beaux fruits de leur travail. On pourra l’entendre ce mois-ci au Théâtre du Châtelet.

« C’est une longue histoire aussi bien musicale qu’amicale » commence Héloïse Gaillard. Patricia Petibon se la remémore avec enthousiasme : « Je connais Héloïse depuis le conservatoire. J’aime observer comment nous avons évolué dans le temps, on se métamorphose en conscience. Nous sommes complémentaires dans nos recherches musicales mais aussi dans notre quête de transmission qui nous a permis d’avoir cette longévité. » Pour leur dernier programme, intitulé « Destins de Reines », tout a commencé à l’Abbaye de Fontevraud comme l’explique la flûtiste et hautboïste : « J’avais envie de proposer à Patricia un programme qui célèbre les reines, et notamment Aliénor d’Aquitaine. Son gisant est situé à l’Abbaye de Fontevraud, un lieu est très important pour moi puisque l’ensemble Amarillis que je dirige est basé à Angers en région Pays-de-la-Loire. Nous avons fait beaucoup de projets dans cette abbaye, qui est emblématique du territoire, notamment plusieurs disques, des projets de création et des projets de résidence. Le personnage d'Aliénor m'inspirait depuis longtemps. » La chanteuse s’est facilement passionnée elle aussi pour cette figure historique : « Ce fut une femme tout à fait exceptionnelle, incroyablement moderne. Elle a vécu longtemps et a connu un destin hors norme : elle a divorcé et s’est remariée à un homme plus jeune, ce qui était très inhabituel pour l’époque, elle a traversé la France à cheval à 70 ans… Elle était ambitieuse et pouvait être manipulatrice pour arriver à ses fins, mais comment faire autrement à cette époque où les hommes régnaient en maitres ? C’était une force de la nature. » Héloïse Gaillard complète : « Aliénor était aussi une femme des arts, et son gisant la représente d’ailleurs avec un livre ouvert entre les mains. Elle véhiculait le savoir, elle a inspiré les plus grands troubadours de son temps, c’était une sorte de muse. »

Tombeau pour Aliénor

Le projet a conduit les musiciennes à commander à Thierry Escaich une nouvelle œuvre basée sur des poèmes d’Olivier Py, deux personnalités incontournables du milieu musical qu’a souvent côtoyées Patricia Petibon. Le compositeur a ainsi livré Tombeau pour Aliénor, une partition mêlant passé et présent qui correspond très bien à l’identité de l’ensemble Amarillis spécialisé en musique ancienne. La cheffe en présente les grandes lignes : « Thierry Escaich n’avait jamais écrit pour des instruments anciens, et il a trouvé le défi intéressant. Je lui ai suggéré de s’inspirer de Purcell, qui est un compositeur que nous avons beaucoup défendu avec Amarillis et Patricia. Il a beaucoup aimé l’idée, d’autant plus que Purcell est associé à une autre reine, la reine Mary, en l’honneur de laquelle il a composé de nombreuses pièces. Comme Aliénor fut à la fois une Reine de France, en épousant d’abord Louis VII, puis une Reine d’Angleterre en épousant ensuite Henry II, le lien nous semblait vraiment pertinent. Thierry a choisi une pavane et une chaconne comme point de départ de son travail, il les a entrelacées à son univers. Il a opté pour un instrumentarium de sept musiciens et a choisi sept poèmes d’Olivier Py, ce qui donne une belle cohérence. Pour chaque texte il a composé une pièce, et il a ajouté trois interludes, ce qui donne à l’ensemble une structure de cantate. Chacune des pièces possède une atmosphère propre, d’autant plus que Thierry Escaich est un coloriste extraordinaire. » Pour Patricia Petibon, c’est aussi bien un bonheur qu’un défi à interpréter : « Le texte d’Olivier est d’un grand lyrisme et affiche en même une dimension transcendantale, ce qu’on retrouve dans la partition. L’œuvre présente une écriture très opératique. Certains passages sont aussi extrêmement rythmiques, proches de la chanson, mais une chanson très élaborée bien sûr. C'est une musique un peu labyrinthique, jamais on ne l’attrape, elle file entre les doigts. Elle donne parfois une impression d'improvisation hypnotique. On entre presque dans une transe qui nous amène vers une transcendance mystique. Il ne faut pas oublier qu’au-delà de son travail de compositeur, Thierry Escaich est un brillant organiste qui improvise à Notre-Dame de Paris, donc il travaille sans cesse son imaginaire. Vocalement, rien n’est simple à chanter. C’est une vraie gymnastique, on doit sculpter chaque son et savoir passer de la voix parlée à la voix chantée. Il faut préparer son plan de route. »

Racines baroques

Construit autour de cette partition contemporaine, le programme « Destins de Reines » offre également une partie baroque comme le rappelle Héloïse Gaillard : « J’ai mis Tombeau pour Aliénor en regard avec certaines pièces de Purcell célébrant la Reine Mary. J’ai choisi aussi des pièces instrumentales car j’aime qu’il y ait une alternance entre la musique vocale et instrumentale, pour instaurer un dialogue. La seconde partie du concert rend ensuite hommage à la reine Agrippine avec des pièces de Händel, un compositeur dont Patricia aime beaucoup l’univers. Je voulais notamment tisser un lien entre la cantate Agrippina condotta a morire et des extraits de l’opéra Agrippina qui évoquent cette figure au destin tragique, même si chaque œuvre ne raconte pas le même épisode de sa vie. On traverse une large gamme d’émotions, où l’angoisse, le désespoir et la vengeance ont une place importante. » Une puissante source d’inspiration pour Patricia Petibon : « Avec Aliénor, Mary et Agrippine, le programme donne à entendre trois femmes confrontées au pouvoir mais aussi à l’abandon et à la trahison. Comme toutes les reines elles ont connu des trajectoires de vie où il était difficile de trouver sa place en tant que femme. Le spectacle se dessine autour du lien émotionnel qui les connecte. » Outre les belles possibilités théâtrales offertes par le sujet, dont la soprano s’empare avec l’intensité qu’on lui connait, le spectacle au Théâtre du Châtelet est également nourri par un dispositif vidéo dont elle évoque la force : « Nous avons voulu associer ce projet avec le travail de deux vidéastes, Camille della Giustina et Robin Plastre, ce qui ajoute une sorte de contrepoint. On a créé de cette manière ce que j’appellerais un « macrocosme surréaliste », c’est une expérience à part entière. Je trouve qu’il est important de sortir de l’enveloppe classique du concert et d’intégrer ce que permet la technique moderne. Il faut savoir être visionnaire au niveau des formes. »

Vers la transmission

Après la date au Châtelet, qui est précédée de représentations aux opéras de Nantes et Avignon, le programme continuera sa route à Toulouse en avril. L’été verra ensuite le retour d’un autre projet qui tient très à cœur aux deux musiciennes et qui a coïncidé avec la création de Tombeau pour Aliénor à l’Abbaye de Fontevraud. Héloïse Gaillard nous raconte sa naissance : « Ayant été nommée en 2021 directrice artistique des affaires culturelles du Théâtre Le Dôme de Saumur et de la communauté d'agglomération, j’ai pu lancer avec Patricia une nouvelle académie qu’on a appelée Les Chants d’Ulysse, dont Olivier Py est le parrain. On a célébré en 2023 sa première édition en même temps que la création de l’œuvre de Thierry Escaich. » Patricia Petibon se dit très heureuse de cette nouvelle aventure : « Nous avions cette envie d’enseigner depuis très longtemps, et surtout de le faire d’une manière qui nous ressemble. Nous voulons cultiver dans notre académie une ouverture sur le monde. On veut pouvoir parler de tout et faire s’entrecroiser différents domaines pour permettre aux étudiants de développer leur imaginaire. Face à la société actuelle qui est très compliquée et face au milieu musical qui place la barre très haut, ils ont besoin de retrouver du sens dans ce qu’ils font. Je pense qu’il faut savoir oublier à un moment donné l’état d’esprit compétitif pour se plonger dans la réflexion. Savoir prendre le temps de cultiver sa singularité, de cultiver son jardin, sans être jugé tout de suite. C’est à partir des petites choses, des petits grains de poussière, qu’on élabore une architecture solide et que les artistes créent du lien dans la société. » De belles paroles qui sauront sans doute en inspirer plus d’un.

 

Elise Guignard - publié le 01/03/25

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