Mahler Les symphonies
En dehors de leur éblouissante écriture et de leur génie visionnaire, les outrances et le caractère théâtral des symphonies de Mahler leur assurent un durable succès en une époque friande de spectacle.
Mahler est un écorché vif, pour qui la symphonie constitue le cadre idéal pour laisser déferler ses épanchements, une sorte de vaste journal intime. Pour lui, composer une symphonie est construire un univers, et cet univers est la somme des expériences vécues, passées au tamis d’une solide formation philosophique – à cette époque, un savant « docteur en philosophie » pointe l’oreille derrière tout Allemand ou tout Autrichien…
De véritables opéras-symphonies
Ainsi le chromo et la confidence se trouvent-ils « projetés » à la manière d’ombres chinoises sur un gigantesque écran, habillées de couleurs technicolor (Mahler a d’ailleurs sensiblement influencé les musiques de film d’Hollywood). Ce gigantisme est une marque de l’époque, tout particulièrement dans les pays germaniques. Il triomphe aussi dans l’industrie (Kartel de la Ruhr) et, corrélativement, s’installe la culture de masse : partout s’ouvrent de vastes salles de concert ou d’opéra capables d’accueillir les foules. Pour ces immenses halls, les musiciens composeront des œuvres colossales… L’heure est aussi au surhomme nietzschéen, qui sommeille alors en chaque artiste. La nature même de Mahler le prédispose à cette mise en scène : cet homme de théâtre est d’instinct un génial comédien et la plupart du temps à son insu. Admirable Kapelmeister, directeur prestigieux et adulé du Hofoper de Vienne, il fera mettre en scène et dirigera les opéras des autres, mais n’en écrira aucun : est-il sacrilège d’avancer qu’il s’est lui-même mis en scène dans de vastes opéras-symphonies, la métaphysique prenant parfois le relai pour conférer une dimension cosmique aux tribulations du héros ? Dans la vie courante, il « jouait » en permanence, et avec beaucoup de talent et d’habileté – le témoignage d’Alma est sans équivoque. Autoritaire jusqu’à la tyrannie, il d’adressait à ses interlocuteurs à la manière d’un acteur dans une pièce, et parvenait toujours à ses fins. Cette perspective théâtrale confinant au Grand Guignol explique les outrances et les gesticulations de pages aussi admirables que le final de la VIe. On était alors en pleine période vériste : il y a du vérisme dans les symphonies de Mahler, ce que l’on oublie trop souvent…
Les coups du destin
L’action de ces « opéras » se ramène presque toujours aux expériences de Mahler lui-même, et ces expériences sont foisonnantes, riches de malheurs et de déconvenues. Les symphonies de Mahler (on serait alors tenté d’écrire son nom « malheur ») sont directement sorties de ces tribulations. S’y superposent, à l’instigation du bon docteur Freud, les expériences de la prime enfance censées marquer l’adulte de manière indélébile. Au premier chef, celles accumulées à Iglau, ville de garnison où a grandi ce fils d’aubergiste-bouilleur de cru : des casernes parviennent les rumeurs de chants de soldats, les rythmes des marches, les sonneries, les commandements, dans une atmosphère de grisaille, d’inquiétude et de contrainte évoquant Wozzeck – cette conjonction de la haute tragédie et des distractions de bas étage est au cœur de la symphonie mahlérienne, avec son alliage paradoxal de pureté et d’élévation avec une vulgarité d’accents en laquelle Romain Rolland entendait l’écho des défilés syndicaux et de leurs flonflons sur le Prater. Une vulgarité volontaire, un effet de distanciation, un regard au second degré : l’ironie, le grotesque et le parodique sont un élément central de cette vision du monde. Images inquiétantes s’imposant à un tempérament hanté par la mort, qui assombrissent même les nombreuses pages inspirées par la nature, comme le titanesque premier mouvement de la IIIe, traduisant l’éveil de la nature au printemps. Cette vision s’inscrit en négatif des extases panthéistes des musiciens impressionnistes (Debussy, Delius, Bridge, …). L’arrivée du printemps possède ici une résonnance intimidante, angoissante, terrifiante, qui éveille l’effroi irrésistible que le dieu Pan se complaisait à inspirer. Dans ce contexte, la « marche des syndicats » de Romain Rolland prend sa véritable valeur : celle d’un cortège de Bacchus contrefait et revu dans l’esprit des gravures les plus inquiétantes de Callot ou de Goya. Souvent, chez Mahler, la caricature tourne au sinistre. À l’opposé, le mouvement suivant (« Ce que racontent les fleurs ») est un moment de bonheur insouciant témoignant de la pureté et de l’innocence dont Mahler se montre parfois capable… Presque toutes ses symphonies abondent en onomatopées stylisées de cette « musique de la nature » qui plongeait l’auteur dans le ravissement. À la suite de Bruckner, il montre aussi de profondes affinités avec l’âme rustique des paysans qui peuplent la montagne autrichienne : Laendler, valses ou danses sont ainsi de constants leitmotive ; mais, moins fidèle à l’original que son grand devancier, il pétrie sans relâche cette matière première pour lui conférer des formes sophistiquées et stylisées adaptées à son propos (« La mort conduit le bal » dans la IVe). Élargissant la portée de ces musiques, il les coupe du folklore et de leur terroir d’origine. Enfin, les influences visant au grandiose (Bruckner, Wagner et Beethoven) sont contrebalancées par celle de Schubert et du lied, perceptible dans la naïve spontanéité et la fraîcheur de certaines sections ou idées mélodiques.
Un tempérament puissamment innovant
Mahler affirme aussi un tempérament puissamment innovant, qui s’exerce aussi bien dans les recherches de forme que dans la texture et l’orchestration. La texture concrétise une rupture avec le modèle postromantique et impressionniste de prééminence de l’harmonie. Les impressions d’enfance sont également à l’origine de cette conception : cette prédilection pour la polyphonie a été éveillée par le brouhaha de la fête populaire, avec le recouvrement de ses orphéons et le contrepoint libre apporté par les rumeurs lointaines. Souvent, le dialogue des voix confine au collage, anticipant sur la musique concrète. D’autre part, et cela est lié, Mahler est l’un des premiers à travailler directement sur le timbre des instruments. Les timbres se détachent nettement les uns des autres, à l’opposé des mélanges et des effets de flou alors recherchés par les impressionnistes au moyen de la division des groupes de l’orchestre. Cette précision méticuleuse confère à la texture orchestrale une clarté mettant en relief les différentes parties ; elle accuse les frottements et les dissonances nées de la rencontre des lignes mélodiques. À l’inverse, le contenu harmonique des symphonies n’affiche pas d’avancées notoires ; il se situe en retrait vis-à-vis de contemporains tels que Delius, Florent Schmitt ou Debussy. Visionnaire jusqu’à la névrose, cosmique, à la fois convulsif, excessif et raffiné, juxtaposant audacieuses trouvailles et vulgaires lieux communs, Mahler multiplie les contrastes sinon les contradictions, preuve de son absolue sincérité. Sa musique traduit expériences, sentiments et aspirations avec la fidélité et la sensibilité d’un sismographe. Sa mainmise permanente sur les programmes parisiens s’exerce, hélas, au détriment des symphonistes français de la même génération (d’Indy, Ropartz, Koechlin, Schmitt), laissés actuellement pour compte bien que leurs grandes œuvres ne le cèdent en rien à celles de Mahler. Ce dernier n’en est pas responsable : l’actuelle « mahleromania » est une preuve supplémentaire qu’en musique comme dans les autres domaines, les Français ne semblent guère s’aimer…
Michel Fleury – publié le 29/08/24