Mahler Symphonie n° 9 sur instruments d’époque
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CD Alpha-Classics 1057 : Orchestre de l’Académie Mahler (projet « son originel »), dir. Philipp von Steinaecker.
La perception que nous avons des œuvres musicales du passé coïncide rarement avec celle du public qui les entendit à l’époque de leur création : le « progrès technique » a modifié les instruments de musique, leur processus de fabrication et a parfois même substitué de nouveaux types d’instruments à des prédécesseurs jugés imparfaits, un exemple célèbre étant donné par la substitution du tuba à l’ophicléide à partir des années 1860, dans les parties de cuivre graves. On a tenu longtemps pour établi que jouer sur des instruments bénéficiant des conquêtes les plus récentes de la facture ne pouvait que servir des partitions plus anciennes, puisque cela améliorait la qualité du son : il est indéniable que jouer le Clavecin bien tempéré ou l’Art de la fugue sur un piano à queue de concert moderne confère à la musique de Bach une plénitude que le timbre grêle et chevrotant du clavecin est loin de lui donner ; il reste que l’oreille intérieure de Bach, lorsqu’il écrivait ces œuvres, entendait un clavecin et non pas un piano, et qu’il aurait sans doute écrit tout autre chose s’il avait eu à sa disposition un grand piano de concert (les géniales transcriptions de Busoni permettent peut-être de s’en faire une idée). Il y a cent ans, on ne se posait pas ce genre de question, et il fallut attendre le milieu du XXe siècle pour que l’on restitue à la musique baroque sa sonorité originelle. Dès lors, s’est amorcé un courant visant, judicieusement, à faire retentir les œuvres sur des instruments d’époque, et avec les habitudes d’exécution et d’interprétation en rapport : ainsi s’efforce-t-on de restituer à la musique sa sonorité originelle.
Lorsqu’il dirigeait le Hofoper de Vienne, Mahler, soucieux de disposer des versions les plus perfectionnées des instruments de l’orchestre philharmonique de la ville, les avait fait renouveler. Ils différaient de ceux d’aujourd’hui par de nombreux détails : matériau, mécanique, perce des instruments à vents, et pour les cordes, cordes en boyau et sourdines en bois. Depuis, des progrès importants ont été réalisés dans les registres extrêmes afin d’en faciliter le jeu. Or, lorsqu’il voulait produire une note douce et retenue, Mahler ne la confiait pas à un instrument pour lequel elle était habituelle et pour ainsi dire banale, mais, au contraire, à un instrument qui ne pouvait l’émettre qu’au prix d’un effort, en dépassant ses limites. Il obligeait ainsi les basses et les bassons à couiner dans le registre aigu, et les flûtes à s’essouffler dans les profondeurs de leur registre. Ainsi, certaines notes particulièrement importantes ressortaient-elles, avec une intensité expressive accrue, résultant de l’effort qu’elles exigeaient de l’interprète. Les instruments modernes, plus faciles dans les registres extrêmes que ceux de ce temps-là, n’obligent pas l’instrumentiste à aller au bout de ses possibilités, à la recherche de l’expression poussée voulue par Mahler. Le projet « timbre originel » est parvenu à rassembler tous les instruments originels de l’orchestre de Mahler qui avaient été dispersés de par le monde. Le résultat frappe l’auditeur dès les premières mesures de l’entrée en matière de l’Andante comodo initial, dont l’instrumentation est fragmentée jusqu’au pointillisme : les groupes mélodiques se répondent en échos d’un pupitre à l’autre, pour s’assembler en périodes vraiment paradisiaques, le son chaud et pur des cordes se fondant parfaitement dans les appels bien caractérisés des bois, avec une plénitude et un équilibre souverains. Avec le timbre chaleureux et réconfortant des cordes, remarquablement travaillé par l’experte baguette de Philipp von Steinaecker, le final ouvre vraiment sur le bonheur céleste de la Ville d’en haut (on remarquera la douceur feutrée des cors qui font écho à l’hymne de félicité des cordes). La musique s’envole ici vers les cimes des grands Adagios brucknériens, et l’on aimerait qu’un jour, l’Académie Mahler nous restitue, également, la sonorité d’origine des grandes ascensions spirituelles du mentor de Mahler. Auparavant, dans le Rondo Burleske, des bois outrés, extrêmes, sur le fil du rasoir, comme les voulait l’auteur, auront éructé les rires sardoniques et les cuivres incandescents, rugissants, les clameurs infernales s’élevant des abimes dantesques menaçant d’engloutir le pèlerin tout au long du voyage de la vie. Le « son originel » accentue les contrastes entre le ciel et l’enfer, alors même qu’il proscrit les effets de vibrato dont les instruments actuels n’ont que trop tendance à abuser. Contrairement à l’inclination actuelle à des tempos abusivement rapides, prédomine partout un certain tempo giusto, large et généreux, Steinaecker sachant renouveler l’intérêt par un sens accusé des nuances et les expressives fluctuations de ce tempo rubato, si affectionné par les chefs de cette époque. Il nous livre une Neuvième exactement conforme aux intentions de l’auteur, entre ciel et terre, modelée sur les courbures équivoques d’une Sécession à la fois sensuelle et lascive, et assoiffée d’idéal.
Michel Fleury - publié le 01/01/26