Giovanni Antonini l’imagination théâtrale

Il est l’une des figures fondamentales de l’interprétation « historiquement informée » des chefs-d’œuvre des XVIIe et XVIIIe siècles. Flûtiste virtuose, Giovanni Antonini a co-fondé l’ensemble Il Giardino en 1989, qui a littéralement dynamité nos habitudes d’écoute du répertoire baroque. Depuis ces années héroïques, il a étendu son approche admirable de minutie et d’érudition aux monuments mozartiens, comme le démontrent Le Nozze di Figaro données au Théâtre des Champs-Élysées.
Après Don Giovanni et Così fan tutte, Giovanni Antonini et le Kammerorchester Basel closent la « Trilogie Da Ponte » avec Le Nozze di Figaro, souvent considérées comme le plus parfait élément de cette sainte trinité lyrique, dans sa fusion géniale des notes et des mots, dans sa construction théâtrale qui ne concède rien aux tentations décoratives. Malgré son amour pour cette partition, Giovanni Antonini tient cependant à tempérer les jugements hâtifs : « Pour être honnête, je serais bien incapable d’émettre la moindre critique envers ces trois opéras et je ne dirais pas que la fusion du théâtre et de la musique est plus parfaite dans Le Nozze di Figaro que dans les deux autres opéras. J’aime tout, même les supposées imperfections de Così fan tutte. Oui, les hommes, Ferrando et Guglielmo, sortent de scène et reviennent avec des fausses moustaches, mais il faut bien comprendre que tout cela fait partie d’un grand jeu. C’est là le mot clé de ces opéras : le jeu, qui est au centre de tout. »
Ne lui demandez pas de déclarer une préférence pour l’un des trois chefs-d’œuvre : « C’est comme si on me demandait quelle était la plus belle symphonie de Beethoven. Chaque symphonie constitue un monde différent. Chacun des Da Ponte est un monde en soi, avec certes quelques points communs appréhendés selon une perspective différente. À la fin, la grande question demeure celle des relations humaines – relations sociales, relations entre les deux sexes, etc. Pour vivre, il faut trouver une solution qui est sociale car la société nous force à trouver des compromis. C’est une réponse assez logique et en même temps terrible, mais c’est ainsi. Cet aspect est caractéristique d’un XVIIIe siècle très préoccupé par ce que peut être la vérité, par l’essence de la loi, etc, préoccupations que le XIXe siècle romantique perd ensuite un peu de vue. La Trilogie Da Ponte a été écrite dans un état d’esprit qui est celui d’un livre que j’aime tellement, Les Liaisons dangereuses de Laclos. Il s’agit certes d’un livre extrême et Da Ponte évolue dans un monde plus doux, plus léger. »
Maîtriser les règles pour les dépasser
Le Nozze di Figaro au Théâtre des Champs-Élysées bénéficieront d’une mise en espace, à l’instar des deux premiers volets de la Trilogie : « La mise en espace sera moindre pour Le Nozze di Figaro parce que la pièce est extrêmement complexe. Bien sûr, nous n’aurons pas les chanteurs sagement assis sur la scène – l’opéra est long ! – et il y aura des mouvements sur le plateau. » La pratique de la mise en espace connaît une faveur grandissante auprès d’un public souvent perplexe devant certaines mises en scène, phénomène que Giovanni Antonini, présent dans la fosse des théâtres les plus illustres, connaît bien : « J’éprouve souvent de la difficulté avec certaines approches – pas toutes, naturellement – de la Trilogie. Il y a notamment cette obsession de trouver des sous-textes ou d’autres significations, ou celle d’une transposition systématique dans la modernité. Je suis ouvert à tout mais j’ai le sentiment que, souvent, il manque une lecture en profondeur. Si on ne comprend pas le monde esthétique du XVIIIe siècle, il n’est pas possible d’aller plus avant et de parvenir à une vision nouvelle. L'opéra de cette époque obéit à une structure assez rigide, en particulier l’opéra baroque avec son air da capo. Il faut d’abord coller au sens de la forme pour ensuite la dépasser. Certains compositeurs, tels que Bach, prenaient des libertés et apportaient des modifications à cette structure mais ils avaient au préalable acquis une haute maîtrise des règles. Il faudrait qu’il en soit de même avec les metteurs en scène : ils doivent connaître ces règles pour ensuite les dépasser et jouer avec elles. »
On le sait depuis la « Révolution baroque » des années 1970 : le récitatif s’inscrit au cœur des enjeux théâtraux et musicaux de la musique des XVIIe et XVIIIe siècles, et les compositeurs ont toujours pris soin de les travailler minutieusement. Le Nozze di Figaro en constituent une illustration suprême. Après des décennies de recherches et d’expérimentations, sommes-nous plus familiers de ce langage musical si singulier ? Giovanni Antonini n’en paraît guère convaincu : « Il y a un grand problème entre les chanteurs et le récitatif. Souvent, le récitatif est ce que je préfère dans un opéra. Mais je vois bien que beaucoup de chefs ne s’en préoccupent pas vraiment, pas plus que les metteurs en scène qui, en particulier dans l’opéra italien, se concentrent sur l’image, et pas sur le moyen de projeter le texte, sur le pouvoir que peut avoir un mot. Tous les chanteurs ne sont pas formés à cette manière de projeter le verbe comme le ferait un comédien dans le théâtre parlé. En général, ils chantent trop dans le récitatif. La beauté du son est certes importante, mais l’autre paramètre, le texte, se trouve trop souvent négligé. Sans un bon travail sur le récitatif, sur l’art de la consonance, il devient ennuyeux, alors qu’il pourrait au contraire être un moment merveilleux. Dans ce cas, pour être sincère, je pense qu’il vaut mieux faire des coupes. »
Une plus grande conscience du style
Les chanteurs actuels sont-ils mieux formés qu’au XXe siècle ? Réponse positive, en partie toutefois : « Dans les dernières générations, nous avons eu beaucoup de bons chanteurs qui avaient une plus grande conscience du style parce qu’ils ont pris exemple sur leurs prédécesseurs, mais je ne suis pas certain qu’ils aient eux-mêmes travaillé directement sur les sources. Malheureusement, dans le monde actuel, on est souvent obligé d’aller vite et les chanteurs n'ont pas le temps. Sans compter que dans le monde de l’opéra, il y a un élément important, qui est le volume de la voix. L’orchestre joue souvent trop fort, avec des cordes en métal et des vents également en métal. Pour un chanteur, la première préoccupation est de survivre à ce niveau sonore et de montrer que sa voix est assez puissante. Cette surenchère est très dommageable. »
Giovanni Antonini collabore avec le Kammerorchester Basel depuis plus de deux décennies, dirigeant aussi des phalanges symphoniques à travers le monde. Il est un témoin privilégié de l’évolution des instrumentistes dans leur appréhension du répertoire du XVIIIe siècle : « Quand je dirige un grand orchestre symphonique, je suis face à des musiciens qui ont environ la trentaine ou la quarantaine, je sens qu’ils ont grandi en écoutant ce qui s’est fait, ils sont bien plus informés qu’auparavant. Dans la musique baroque, par exemple, ils ont trouvé des techniques de jeu plus convaincantes, même s’ils ne sont pas des spécialistes. Tout récemment, j’ai travaillé avec un très grand orchestre américain et le premier hautbois, qui jouait sur un instrument moderne, est venu me dire qu’il avait décidé de faire de la musique en voyant mes vidéos de musique baroque. Évidemment, cela a été pour moi un immense plaisir car cela montre que les choses ont changé et changent encore, certainement. »
Yutha Tep - publié le 01/03/25