Cherubini le drame de Médée
Créé en 1797, la Médée de Cherubini s’est davantage imposée dans les pays germaniques que dans le propre pays d’élection du compositeur, la France.
Monstrueuse Médée ! Non pas seulement la petite-fille du Soleil, sorcière coupable d’avoir tué ses propres enfants, mais aussi l’œuvre hybride que le mythe, porté par la scène lyrique un siècle plus tôt par Marc-Antoine Charpentier, inspira à Luigi Cherubini. Parce que l’Académie – alors encore – royale de musique avait refusé le livret de François-Benoît Hoffmann, le compositeur italien dut présenter sa tragédie au Théâtre Feydau, où « tout en écrivant ces mélodieux fragments pour les habiles virtuoses du Théâtre-Italien », ainsi que l’écrit Berlioz dans les Musiciens et la musique, « Cherubini étudiait l’esprit de l’école française », dont la méconnaissance avait valu à Démophon, son premier opéra parisien, un succès « douteux ». Ses efforts furent récompensés par la création de Lodoïska, qui produisit une « profonde sensation dans le milieu musical » et valut au Théâtre Feydau le statut de scène innovante. Pour la première fois, le musicien éduqué à l’école de l’opera seria dut adopter la forme de l’opéra-comique, où les airs alternent non pas avec des récitatifs, mais des dialogues parlés. Six ans plus tard, Médée subit le même sort. Et quitte l’affiche après vingt représentations.
Ouvrage déconcertant en vérité, qui plus est pour un public friand, en ces temps postrévolutionnaires, de mélodieuse frivolité, que cet alliage entre un sujet digne de l’Ancien Régime et une forme héritée du théâtre de la foire, certes parés d’alexandrins. Mais aussi carrefour d’influences, qui tout en regardant en arrière, ouvre un boulevard pour les compositeurs du siècle suivant, jusqu’à Wagner.
Car le langage de Cherubini, s’il doit autant à la réforme gluckiste qu’aux expérimentateurs italiens tels que Jommelli et Traetta quant à l’assouplissement de la structure dramatique, est d’abord fondé sur l’harmonie. Opéra de symphoniste, Médée apparaît donc, malgré un style profondément ancré dans le XVIIIe siècle finissant, en avance sur son temps.
La violence de l’expression découle certes d’une vocalité dont l’aridité est poussée jusqu’à son comble – à tel point que la vacuité de l’écriture fleurie de l’air de Dircé, « Hymen ! Viens dissiper une vaine frayeur », y fait figure de repoussoir. Par sa simple parole d’abord, puis par un chant escarpé, plein de bruit et de fureur dans la caresse même, Médée vampirise l’espace musical et théâtral. Afin que sur les cendres mêlées du bel canto et de la déclamation façonnée par Lully naisse l’héroïne romantique, constamment au bord du raptus, mains et voix ensanglantées. Et qui aura pour nom Norma, Lady Macbeth, Cassandre, Brünnhilde, et peut-être Elektra.
Mais c’est bel et bien l’orchestre qui, par sa dynamique contrastée, ses modulations inattendues, et pour suppléer, à en croire Berlioz, « à ce qui manquait d’habileté aux chanteurs français », crée l’urgence et remet en cause les fondements du genre lyrique. Paradoxe d’un compositeur, qui n’est pas le seul, sans doute, à explorer cette voie, mais qui aura, de Beethoven à Wagner, l’influence la plus notable sur la production du siècle suivant.
Retour à la Médée originale
Pour cet art visionnaire, Paris, qui aimait l’académisme et la légèreté au point de les lier dans le grand opéra, n’était pas mûr, et c’est en Allemagne que Médée connut le succès. Traduite pour Berlin en 1800, et révisée pour Vienne en 1802. Pour remettre l’ouvrage au goût du jour, Franz Paul Lachner compose un demi-siècle plus tard des récitatifs dans la plus pure veine wagnérienne. Créé en 1909 à la Scala de Milan, l’ultime avatar italien de cette version a suscité l’attention des plus grandes tragédiennes lyriques du siècle dernier, à commencer par Maria Callas, lui assurant une fort discutable postérité.
Mais en dépît de quelques tentatives aussi isolées que malheureuses, le silence continuait d’entourer Médée telle que Cherubini l’avait conçue. En 2008 pourtant, La Monnaie de Bruxelles osa revenir, sinon à la version originale, et donc aux alexandrins de François-Benoît Hoffmann, du moins à la forme et à la langue primitive de l’opéra. Confiée à Krzysztof Warlikowski, dont la mise en scène et la réécriture souvent crue des dialogues restituaient la violence absolue de la relation entre Médée et Jason en un combat à mots et mains nus, et à Christophe Rousset, qui à travers sa connaissance aiguë de l’opera seria réformé et de la tragédie lyrique, exaltait en Cherubini l’héritier autant que le précurseur, cette production choc marqua le retour attendu de la vraie Médée sur une scène parisienne lorsqu’elle fut reprise au Théâtre des Champs-Élysées. C’est la version originale que Laurence Equilbey dirigera à l’Opéra-Comique, dans une nouvelle mise en scène signée par Marie-Ève Signeyrolle.
Mehdi Mahdavi - publié le 31/01/25