Händel Radamisto
Premier opéra de Händel composé pour la toute nouvelle Royal Academy of Music, Radamisto fait partie des grands chefs-d’œuvre de la période londonienne du compositeur. On pourra l'entendre au théâtre des Champs-Élysées cet automne, avec Philippe Jaroussky dans le rôle-titre.
Premier succès de la Royal Academy
En 1719, à Londres, un groupe d’aristocrates fondent une compagnie afin de promouvoir l’opéra italien dans la ville : la Royal Academy of Music, installée au King’s Theatre à Haymarket, voit le jour. Le roi George Ier lui-même participe au projet en promettant un don annuel de mille livres. Händel, qui s’est déjà fait une réputation dans la capitale anglaise après le succès de son opéra Rinaldo en 1711, est en charge de la direction musicale. Il est mandaté sur le continent afin de constituer une troupe pour l’académie en engageant tous les chanteurs « qu’il jugera dignes de se produire sur la scène anglaise », autrement dit les meilleurs d’Europe. Son voyage s’avère fructueux puisqu’il obtient un contrat avec le célèbre castrat Senesino mais aussi la basse Giuseppe Maria Boschi, le castrat Matteo Berselli et la soprano Margherita Durastanti (la seule qui arrivera à temps pour les débuts de l’académie en avril). De retour à Londres, Händel se lance dans la composition de son opéra Radamisto, destiné à inaugurer la toute nouvelle Royal Academy of Music.
En raison d’un contretemps, ce n’est pas l’opéra de Händel mais le Numitore de Giovanni Porta qui ouvre la première saison de l’académie le 2 avril 1720. Radamisto est donné quelques jours plus tard, le 27 avril. La foule se presse aux portes du théâtre afin d’avoir le privilège d’assister à la création du nouvel opéra de Händel : « Nombreuses furent celles qui […] défaillirent littéralement du fait de la chaleur et de la presse. Plusieurs gentilshommes se virent refuser l’entrée, qui avaient proposé quarante shillings pour une place au dernier balcon, après avoir désespéré d’en obtenir une au parterre ou dans les loges », peut-on lire dans un compte-rendu de la soirée. Si l’œuvre fait sensation et marque particulièrement les esprits, c’est aussi grâce à la présence du roi, accompagné de son fils le prince de Galles avec lequel il s’est tout récemment réconcilié.
Fort de son triomphe populaire, l’opéra sera joué à dix reprise tandis qu’Händel, fin diplomate, témoigne publiquement de sa reconnaissance envers le roi (qui lui accorde un privilège de 14 ans sur la publication de son œuvre) en lui dédicaçant la partition de Radamisto, dans laquelle il distingue habilement George Ier comme « l’un des goûts les plus raffinés en matière d’art ».
Le succès de Radamisto conduit son compositeur à en donner une nouvelle version en décembre 1720, révisée afin de correspondre à la nouvelle distribution incluant notamment le grand Senesino qui reprend le rôle-titre, alors transposé pour voix d’alto au lieu du soprano original. Händel modifie également la tessiture du personnage de Tiridate (initialement ténor) pour la prestigieuse basse Boschi, et ajoute quelques airs ainsi qu’un saisissant quatuor entre les principaux protagonistes dans le dernier acte (« O ceder o perir »). En 1721, une version à Hambourg connaît un franc succès sous le titre de Zenobia et, en 1728, une nouvelle révision voit le jour, répondant aux exigences des deux sopranos célèbres pour leur rivalité, Faustina Bordoni (Zenobia) et Francesca Cuzzoni (Polissena).
Disparaissant ensuite de la scène pendant près de deux cents ans, l’opéra est redécouvert au xxe siècle et redonné pour la première fois le 27 juin 1927 à Göttingen.
Un langage musical inimitable
C’est probablement Nicola Francesco Haym qui adapte le livret de Radamisto, d’après celui de Domenico Lalli pour l’opéra L'amor tirannico, o Zenobia mis en musique quelques années auparavant par Francesco Gasparini. L’intrigue s’inspire d’un passage des Annales de Tacite : en Asie mineure vers 50 ap. J-C, Tiridate, roi d’Arménie et marié à Polissena, s’éprend de Zenobia, épouse de Radamisto, prince de Thrace et frère de Polissena. Cherchant à conquérir de force l’objet de ses désirs, Tiridate assiège la ville de Radamisto. Capture, évasion, mort supposée des héros, de multiples péripéties, dignes du genre de l’opera seria, s’enchaînent pour les protagonistes. Mais grâce à la complicité inattendue de Tigrane (prince du Pont, allié de Tiridate et amoureux de Polissena) et de Fraarte (frère de Tiridate, amoureux lui aussi de Zenobia, mais dont le rôle est supprimé à partir de la version de Hambourg), qui fomentent une rébellion contre le tyran, Zenobia et Radamisto sont libérés du joug de leur ennemi, avant la grande réconciliation finale.
Avec Radamisto, Händel inaugure une période faste à la Royal Academy. L’œuvre possède déjà toutes les caractéristiques qui feront les grands chefs-d’œuvre du compositeur. Elle s’inscrit dans la tradition de l’opera seria italien par son intrigue, qui met en scène jeux de pouvoir et relations contrariées de héros de haute naissance, et par sa musique, construite sur l’alternance entre récitatifs et arias (toutes da capo à de rares exceptions près), lieux d’expression et de virtuosité où les chanteurs peuvent briller par leur technique époustouflante. Mais le langage musical de Händel révèle également l’influence des différents styles de l’époque comme le style français, perceptible dès l’ouverture typiquement « à la française » et l’insertion de danses à la fin des actes (passepied, rigaudon…). De ses années d’apprentissage en Allemagne, le compositeur retient également la maîtrise de l’harmonie à laquelle il ajoute l’art de la couleur orchestrale, utilisant certains instruments pour créer des effets particuliers : les trompettes majestueuses dans les moments de triomphe (« Stragi, morti » I.3, Sinfonia I.8), la profondeur des bassons pour évoquer l’ombre de la défunte épouse (« Ombra cara » II.2), les cors conquérants pour traduire l’espoir de l’amour (« Alzo al volo di mia fama » III.6), le dialogue entre violoncelle solo et chant dans les moments d’affliction (« Cara sposa » I.4, « Deggio dunque » III.7)…
Sur le plan vocal, les rôles féminins Polissena et Zenobia sont particulièrement travaillés : ces personnages forts permettent à Händel de prouver son habileté à peindre les émotions en musique. Polissena, l’épouse délaissée (qui ouvre l’opéra avec le magnifique air « Sommi Dei »), d’abord patiente envers son époux auprès de qui elle soupire (« Tu vuoi ch’io parta » I.2) laisse finalement éclater sa colère (« Barbaro, partirò », III.5, ajout de la version de décembre 1720), tandis que Zenobia, prête à mourir pour rester fidèle, sait se faire à la fois révoltée et affligée comme le montre l’air singulier « Empio, perverso cor » (II.11, l’un des rares non da capo), où le caractère varie selon qu’elle s’adresse à Tiridate (ardito) ou Radamisto (adagio). Les rôles masculins ne sont pas en reste, notamment le héros, qui se voit doté de deux des airs les plus longs et sans doute les plus beaux de l’opéra : « Qual nave smaritta » (III.7) et le célèbre « Ombra cara », « ce chant dans lequel, malgré tout l’art de la composition, une imitation chromatique inversée étant réalisée dans les accompagnements, la cantilène demeure simplement pathétique de bout en bout », dira Charles Burney.
Floriane Goubault