Orphée et l'opéra baroque
Depuis la redécouverte des textes antiques à la renaissance, la figure d’Orphée n’a cessé de fasciner penseurs et artistes. Au XVIIe siècle, le mythe du héros devient indissociable d’un genre musical et dramatique nouveau : l’opéra.
Poète-musicien envoûtant de sa lyre aussi bien les hommes que les dieux, compagnon des Argonautes, époux endeuillé fidèle même par-delà la mort, prophète qui inspira le mouvement religieux baptisé l’orphisme d’après son nom, qui mieux qu’Orphée aurait pu insuffler aux compositeurs les pages sublimes qui ont jalonné plus de quatre siècles d’histoire de la musique ?
Le mythe d’Orphée et de sa descente aux enfers nous est rapporté essentiellement par les Géorgiques de Virgile et les Métamorphoses d’Ovide. Avec la redécouverte de la civilisation antique au xve siècle et la volonté des intellectuels de concilier les textes anciens avec le christianisme dans une sorte de syncrétisme religieux, Orphée devient une figure majeure de l’humanisme, représentant le poète qui, par le pouvoir du langage et du son, peut rapprocher l’homme de Dieu. C’est dans ce contexte, au sein de l’Académie néoplatonicienne florentine, qu’une première adaptation du mythe d’Orphée est écrite par Ange Politien, La favola d’Orfeo, vers 1480. Théâtre accompagné de musique, cette œuvre annonce déjà le dramma per musica à venir, dont la naissance sera étroitement liée au mythe d’Orphée.
Si le néoplatonisme de cette époque est encore fidèle à l’essence mythique et initiatique d’Orphée, les artistes du xviie siècle vont progressivement détourner le mythe et en rétrécir l’action pour n’en retenir que le drame, l’humanité faillible du héros et l’histoire d’amour tragique entre Orphée et Eurydice.
Les premiers opéras inspirés d’Orphée
L’un des premiers opéras qui nous est parvenu est l’Euridice de Jacopo Peri, donné en 1600 à Florence au Palazzo Pitti pour célébrer le mariage d’Henri IV avec Marie de Médicis. Le livret d’Ottavio Rinuccini s’inspire d’Ovide, mais les circonstances de création de l’œuvre nécessitant une fin heureuse, le librettiste modifie l’histoire : aucune condition n’est imposée à Orphée à son retour des enfers, et les deux amants reviennent à la surface pour célébrer dans la joie leur bonheur retrouvé. Cet opéra représente l’application des recherches de la Camerata fiorentina autour du nouveau stile rappresentativo, visant l’imitation de la parole et l’intelligibilité du texte grâce à la monodie accompagnée et une écriture vocale souple, dans le but de transmettre efficacement les émotions des personnages.
À la même époque, Giulio Caccini propose lui aussi sa version dramatique du mythe sur le livret de Rinuccini. Publiée quelques semaines avant l’opéra de Peri, l’Euridice de Caccini ne sera cependant jouée qu’en 1602 sans connaître le même succès que sa jumelle.
Toutefois, un autre opéra les éclipse bientôt toutes les deux : bien plus abouti, dans sa construction musicale et la représentation des passions, l’Orfeo de Monteverdi (1607) surpasse les premiers essais de dramma per musica. Le librettiste, Alessandro Striggio, conçoit un texte dans la veine humaniste et ce dès le Prologue où la Musique clame son pouvoir sur les cœurs. La dimension cosmique est également très présente tandis que l’œuvre, symétrique, adopte une forme en arche dont le sommet est le sublime air d’Orphée charmant Caron, « Possente spirto », rappelant la puissance du langage et de la musique sur les émotions. La version originale du livret prévoyait de suivre le texte de Virgile et de faire mourir Orphée déchiré par les Bacchantes en furie. Mais Monteverdi va privilégier une fin moins tragique, dans la lignée de celle d’Ovide : Apollon invite Orphée au ciel où il retrouvera les traits d’Eurydice dans les étoiles. En cela, le livret s’inscrit dans l’esprit de la Contre-Réforme : après avoir connu les joies puis les peines d’une vie de mortel, confronté à la fragilité de la condition humaine, le héros renonce à ce monde de passions et de douleurs pour retrouver l’harmonie au ciel. Monteverdi compose sur ce livret une musique exceptionnelle. Mêlant avec art les formes anciennes et nouvelles, polyphonie des chœurs et mélodies accompagnées, exploitant un orchestre à la palette de timbres riche et variée, usant d’harmonies audacieuses, de modulations abruptes et de dissonances, le compositeur crée une musique capable d’exprimer à la perfection les passions humaines.
Ces premiers opéras marquent le début d’une longue série d’œuvres inspirées du mythe d’Orphée. Le xviie siècle va ainsi fleurir de nouvelles interprétations de l’histoire du héros, pour certaines de plus en plus éloignées du mythe originel.
Des adaptations libres du mythe
En 1619, Stefano Landi compose La Morte d’Orfeo, une tragicommedia dans laquelle sont insérés des éléments comiques, avec une multitude de personnages entre drame et bouffonnerie, de nombreux chœurs et des revirements de situations. La tendance comique s’accentue encore avec l’Orfeo de Luigi Rossi, un compositeur très apprécié à la cour du jeune Louis XIV, en particulier pour sa musique vocale. Créé le 2 mars 1647 au Palais Royal à Paris, son Orfeo n’échappe pas au conventionnel Prologue à la gloire du royaume de France. Le livret réintroduit dans l’histoire le berger Aristée épris d’Eurydice (présent chez Virgile mais occulté jusque-là dans les opéras précédents) qui, jalousant Orphée, cherche à empêcher son mariage avec l’aide de Vénus. Le mythe devient alors prétexte à l’intervention d’une multitude de divinités et l’utilisation de diverses machines, enchantant le public français.
L’Orfeo d’Antonio Sartorio (1672) multiplie quant à lui les trames secondaires et l’ajout de personnages extérieurs au mythe d’origine (l’épouse d’Aristée, Achille, Hercule, le centaure Chiron…), inscrivant l’opéra dans un style typiquement vénitien mêlant les intrigues et les registres. La partition musicale témoigne également de l’évolution du genre dont la forme commence à se stéréotyper avec des scènes conventionnelles (invocation, sommeil…) et un foisonnement d’arias. L’Orphée de Louis Lully et son frère Jean-Baptiste (1690) ne sera pas moins fantaisiste, inventant une rivale à Eurydice, Orasie, qui mènera les Bacchantes à la poursuite du héros malheureux. L’œuvre fut un échec cuisant… Seul l’opéra de Marc-Antoine Charpentier, La Descente d’Orphée aux enfers (1686), restera beaucoup plus respectueux du mythe originel bien que s’achevant juste avant la remontée d’Orphée à la surface.
Si le xviie siècle est riche en adaptations musicales du mythe d’Orphée, le xviiie n’a rien à lui envier, avec comme sommet l’Orphée et Eurydice de Gluck. Le xixe siècle en revanche accorde peu de place au mythe (on retient surtout l’opéra Orphée aux enfers d’Offenbach), qui retrouve cependant l’intérêt des compositeurs au siècle suivant et jusqu’à nos jours avec des œuvres de Milhaud, Stravinski, Glass…, prouvant que l’histoire d’Orphée n’a pas fini d’inspirer les musiciens.
Floriane Goubault