Reinhard Keiser Crésus
Longtemps tombé dans l’oubli, Crésus est sans doute l’un des opéras de Keiser les plus réussis, caractéristique de l’opéra baroque allemand qui investit la scène de Hambourg durant la première moitié du XVIIIe siècle.
Né en 1674 à Teuchern, en Allemagne, Reinhard Keiser ne jouit pas de nos jours de la même notoriété que son compatriote Georg Friedrich Händel, de dix ans son cadet. Keiser se distingue essentiellement par sa musique vocale : il compose des passions, des oratorios, des cantates, mais surtout des opéras. Il en aurait écrit près de 70 (moins d’un tiers seulement nous est parvenu), la plupart pour l’opéra de Hambourg, le Theater am Gänsemarkt construit en 1678, dont il devient maître de chapelle en 1697 puis en assure même un temps la direction (malheureusement, sa gestion administrative déplorable lui vaudra de devoir quitter Hambourg afin d’éviter la prison pour dettes).
Imprégné de la musique italienne alors prépondérante en Europe, Keiser se forge néanmoins un style très personnel. Il est l’un des premiers compositeurs d’opéra baroque allemand, admiré de ses pairs : c’est « peut-être le génie musical le plus original que l’Allemagne ait jamais produit » a déclaré Johann Adolf Scheibe, tandis que Johann Mattheson le considérait comme « le plus grand compositeur d’opéra du monde ».
C’est en 1711 que Keiser compose Crésus (Der hochmüthige, gestürtzte und wieder erhabene Crésus), sur un livret de Lucas von Bostel d’après le Creso de Nicolò Minato. Ce livret avait précédemment été mis en musique en 1684 par Johann Philipp Förtsch, dans un opéra créé également à Hambourg. Il relate l’histoire de Crésus, le roi de Lydie fabuleusement riche ayant vécu au vie siècle avant J.C.
UN ARGUMENT FOISONNANT
Crésus, riche roi de Lydie, se félicite de sa fortune. Le roi de Perse, Cyrus, déclare la guerre à la Lydie et fait prisonnier Crésus au terme d’une bataille entre les deux armées.
En dépit du titre de l’opéra, Crésus n’est pas exactement le personnage principal de l’histoire car l’argument se concentre en réalité sur Atis, son fils. Muet, il est amoureux de la princesse Elmira qui l’aime en retour et repousse les avances du noble Orsanes. D’un autre côté, le prince Eliates, nommé gouverneur de la Lydie pendant l’absence du roi, aime la princesse Clerida qui, elle, aime Orsanes. Voilà de quoi donner lieu à plus d’un triangle amoureux et embrouiller les situations ! Suite à l’emprisonnement de Crésus, Atis, ayant miraculeusement retrouvé la parole, se déguise en serviteur pour déjouer les complots d’Orsanes et en profite pour tester la fidélité de sa bien-aimée Elmira. Tout finit bien lorsqu’Orsanes est finalement démasqué, que Cyrus consent à libérer Crésus, et que les jeunes gens peuvent enfin se marier.
ÉMOTION PLUTÔT QUE VIRTUOSITÉ
En trois actes, l’argument de l’opéra est une intrigue complexe, riche de personnages et de rebondissements, à l’image du foisonnement des opéras vénitiens. L’une des particularités est l’alternance de scènes sérieuses et d’interventions comiques assurées par Elcius, un personnage bouffon usant parfois d’un langage très populaire. La profusion de personnages permet à Keiser de varier les airs et de laisser libre cours à son inventivité mélodique. Carl Philipp Emanuel Bach dira d’ailleurs de Keiser
que dans la beauté, la nouveauté, l’expression et les qualités agréables de sa mélodie, il n’avait rien à envier à Händel. Tout l’opéra foisonne d’arias d’une incroyable diversité, bien loin de la conventionnelle alternance récitatif-aria da capo de l’opera seria. Dans Crésus, si l’aria da capo est bien présente, elle n’est pas majoritaire à côté des nombreux airs en duo, des airs strophiques, ou de forme libre.
Les airs sont assez courts, et parfois s’enchaînent sans même une phrase de récitatif (scènes 8 à 10 dans l’acte I). Ils ne sont pas prétexte à de grandes prouesses vocales comme dans beaucoup d’opéras italiens mais suivent au contraire l’évolution émotionnelle des personnages. Keiser cherche à faire correspondre sa musique aux affects : elle est tantôt triste et languissante, tantôt exaltée ou triomphale, voire populaire (lors des interventions comiques d’Elcius, ou dans l’air des paysans acte II scène 1). Lorsqu’il s’agit d’amour (contrarié la plupart du temps), les airs sont souvent empreints d’une douce mélancolie qui ne déparerait pas dans les cantates de Bach. Même le vil Orsanes se voit doter d’une aria cantabile d’une tendresse inattendue (acte II scène 5), lorsqu’il déclare son amour à Elmira, accompagné par le timbre doux du traverso. Quelques rares chœurs figurant la foule viennent aussi ponctuellement émailler l’opéra : à quatre voix homorythmiques, ils surviennent en très courtes interventions (acte I scènes 1 et 16, acte III scène finale), parfois en récitatif (acte II scènes 6-7).
La dernière scène est un grand récitatif, le plus long de tout l’opéra, dans lequel interviennent tous les personnages. Il est uniquement interrompu par un air de Crésus et les ponctuations du chœur, avant l’ensemble final.
COULEURS ORCHESTRALES
Les récitatifs sont secco (seulement accompagnés de la basse continue) tandis que dans les airs, l’orchestre est principalement constitué des cordes auxquelles viennent régulièrement se joindre hautbois et bassons. Keiser y ajoute trompettes et timbales à plusieurs reprises : dans la Sinfonia d’ouverture, puis pour évoquer les batailles et les ennemis perses (fin des actes I et II). Il emploie ponctuellement d’autres instruments pour apporter une nouvelle couleur à l’orchestre : les chalumeaux (à l’unisson des cordes en sourdine) dans l’acte I scène 10, le zuffolo (petite flûte italienne, Keiser étant l’un des derniers à utiliser cette dénomination qui est remplacée par flautino ou flaute piccolo chez ses contemporains) pour l’atmosphère pastorale dans la ritournelle d’introduction de l’acte II. Plusieurs arias font également dialoguer la voix avec un instrument soliste : le hautbois converse avec Elmira (acte I scène 2), tandis que le traverso double la partie de Clerida (acte I scène 14) puis celle d’Elmira (acte I scène 6), ou échange avec Orsanes (acte II scène 5).
Les scènes de danses évoquent quant à elles la musique de danse française, que ce soit le ballet des Arlequins en forme de chaconne (acte I scène 15, qui n’est pas sans rappeler la chaconne des scaramouches dans le Bourgeois gentilhomme de Lully), ou encore le passepied ponctué d’hémioles qui clôt l’acte II.
Revenu à Hambourg au début des années 1720, Keiser semble se détacher du genre de l’opéra à partir de 1727. Il laisse la scène de Hambourg à Telemann (qui a pris la direction de l’opéra depuis 1722), et s’attache essentiellement à réviser certaines de ses œuvres, dont Crésus en 1730 auquel il ajoute de nouvelles arias. Il meurt en 1739, emportant avec lui ses œuvres qui resteront longtemps dans l’oubli. Quant à l’opéra de Hambourg, il rencontre de sérieuses difficultés, les problèmes financiers se multipliant, et finit par fermer (1738 sera sa dernière saison) avant d’être démoli en 1763, alors que sonne le glas de l’opéra baroque allemand.
Floriane Goubault