Rameau Hippolyte et Aricie
Première œuvre de Rameau destinée à la scène lyrique, ouvrant la voie à une longue liste de chefs-d’œuvre, Hippolyte et Aricie surprend par sa modernité harmonique et déclenche une querelle entre les partisans de Lully et les défenseurs du nouvel opéra.
En 1732, la création de l’opéra Jephté de Montéclair rappelle à Rameau un rêve qu’il convoite depuis plusieurs années déjà : celui de composer pour la scène lyrique. À bientôt 50 ans, il ne lui manque qu’un livret pour enfin se lancer dans l’écriture d’un opéra.
LA QUÊTE D’UN LIVRET
Pour un compositeur encore inconnu de la scène lyrique (et déjà âgé), convaincre un auteur de lui écrire un livret n’est pas chose aisée. Rameau n’a alors à son actif que des pièces de clavecin, quelques cantates et motets, ainsi que son fameux Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels. Sa seule expérience de la scène est sa participation à des opéras comiques de son ami Alexis Piron pour lesquels il a composé des divertissements.
En 1727, songeant déjà à écrire un opéra, Rameau envoyait une audacieuse lettre à Antoine Houdar de La Motte (librettiste de Campra, Destouches ou encore Marais) dans laquelle il vantait, non sans quelque arrogance, ses qualités de compositeur (« J’ai au-dessus des autres la connaissance des couleurs et des nuances dont ils n’ont qu’un sentiment confus, et dont ils n’usent à propos que par hasard. »). De La Motte ne répondra jamais à son solliciteur. Mais en 1733, grâce à l’heureux patronage de son mécène le fermier général La Pouplinière, Rameau obtient enfin de l’abbé Simon-Joseph Pellegrin (le librettiste-même du Jephté de Montéclair) un livret sur l’histoire d’Hippolyte et Aricie. Néanmoins, n’étant guère assuré du succès de la pièce, Pellegrin exige du compositeur un acompte de cinquante pistoles au cas où l’opéra serait un échec. L’anecdote dit que, assistant à une répétition du premier acte, le librettiste aurait déchiré le billet, s’exclamant : « Monsieur, quand on fait de la musique de cette beauté, on n’a pas besoin de caution ! »
L’intrigue s’inspire des pièces Hippolyte de Sénèque et Phèdre de Racine. Mais afin de ne pas déroger à la traditionnelle et tant attendue « fin heureuse » de la tragédie lyrique, Hippolyte réchappe ici du sort funeste auquel il est normalement dévolu. Pour ce faire, Pellegrin doit néanmoins contourner la règle, normalement intangible, voulant qu’aucune divinité mineure ne puisse défaire l’action d’une divinité de haut rang. Pour contrer Neptune (invoqué par Thésée pour tuer Hippolyte), rien de moins que l’un des dieux les plus puissants, Pellegrin a donc recours à une ruse : celle de faire intervenir Diane, une divinité inférieure mais agissant au nom du Destin, lui-même supérieur à tous les autres dieux. Cette intervention est habilement justifiée dès le début de l’opéra au cœur du Prologue, à travers les paroles de Jupiter : « le Destin, sous qui tout tremble, vient de nous prescrire ses lois. [...] En faveur de l’Hymen, faites grâce à l’Amour ».
En situant l’acte II aux Enfers, Pellegrin va également à l’encontre de la règle d’unité de lieu, chère à la tragédie classique. Il l’explique dans la Préface de l’opéra : « Je sais que l’Unité de lieu n’est pas scrupuleusement observée dans cette Tragédie, mais mon sujet était d’une nature à ne pouvoir se passer d’un privilège dont on ne doit pas contester la possession au genre Lyrique ; et le Créateur de ce genre en France, m’en a donné plus qu’un exemple ». Ainsi entérinée par Quinault lui-même dans les tragédies de Lully, l’entorse à la règle est permise à l’opéra lorsqu’elle se fait au profit du merveilleux. Pellegrin aurait donc eu tort de priver sa pièce d’un spectaculaire ballet infernal, certes impensable chez Racine mais devenu quasi conventionnel sur la scène lyrique.
LULLISTES CONTRE RAMISTES
Pour un premier essai dans le genre de l’opéra, Hippolyte et Aricie est déjà un véritable chef-d’œuvre. Rameau prouve qu’il maîtrise les codes de la tragédie lyrique, à tel point qu’il les transgresse pour faire preuve d’audace et créer un opéra à mi-chemin entre tradition et modernité.
De la tragédie héritée de Lully, il conserve la forme en cinq actes précédés d’une ouverture à la française et d’un Prologue introduisant l’action. Porté par le livret de Pellegrin qui fait la part belle au spectaculaire, le compositeur se plie à la contrainte du divertissement (scène dansée avec chœurs), imposé à chaque acte, ainsi qu’à l’indispensable merveilleux, prétexte aux effets de mise en scène et de machineries (apparition de Jupiter dans le Prologue ou de Diane dans l’acte I, le monde des enfers acte II, disparition d’Hippolyte dans les flammes acte IV).
Mais Rameau sait également innover. Il accorde une place très importante à l’orchestre, à qui il confie de nombreux passages très descriptifs (scène d’orage à l’acte I, bruit du vent acte IV), et du point de vue harmonique, il se montre très moderne : fort de ses recherches ayant abouti à l’écriture de son Traité, il met en pratique ses années d’expérience et bouleverse les règles traditionnelles en embellissant son opéra d’harmonies riches et complexes. On pense notamment au trio des Parques (fin de l’acte II) avec ses modulations par enharmonie et sa ligne chromatique descendante.
À sa création le 1er octobre 1733 à l’Académie royale de musique, Hippolyte et Aricie surprend par sa modernité. Hugues Maret raconte : « On entendait pour la première fois des airs dont l’accompagnement augmentait l’expression, des accords surprenants, des intonations qu’on avait crues impraticables, des chœurs, des symphonies dont les parties différentes, quoique très nombreuses, se mêlaient de façon à ne former qu’un tout. Les mouvements étaient combinés avec un art inconnu jusqu’alors, appliqués aux différentes passions avec une justesse qui produisait les effets les plus merveilleux. »
Tous ne sont pas aussi enthousiastes, et l’opéra déclenche une querelle entre les conservateurs partisans de Lully, qui reprochent à l’œuvre ses trop nombreuses dissonances et sa virtuosité tapageuse, et les admirateurs de Rameau, défenseurs de cette musique nouvelle, parmi lesquels Campra qui aurait eu ce mot bien connu : « il y a dans cet opéra assez de musique pour en faire dix : cet homme nous éclipsera tous ».
Déçu par l’accueil mitigé du public et de la critique, Rameau se remet en question (il aurait déclaré « je me suis trompé ; j’ai cru que mon goût réussirait ; je n’en ai point d’autre ; je ne ferai plus d’opéra ») sans pour autant se laisser abattre. Immédiatement après la première représentation, il procède à quelques modifications, supprimant notamment l’audacieux trio des Parques (dont les chanteurs n’avaient pas réussi à surmonter les difficultés de justesse), la scène des matelots (acte III) jugée incongrue et ridicule, ainsi que les premières scènes de l’acte V qui dérogeaient trop à l’unité de lieu et d’action. Grâce à ces révisions, Hippolyte et Aricie réussit à se maintenir pendant 32 représentations. Preuve de son succès, il est ensuite repris plusieurs fois, avec divers remaniements (en 1742 et 1757), sonnant pour Rameau le début d’une prolifique carrière à l’opéra, genre qu'il va marquer durablement de son empreinte.
Floriane Goubault