Pergolesi Stabat Mater
De tous les Stabat Mater jalonnant l’histoire de la musique, celui de Pergolesi est sans doute le plus mythique, aussi bien pour sa profonde humanité que pour son contexte de composition, à la veille du décès du compositeur. Ce mois-ci, on pourra entendre cette incontournable partition à Paris et à Versailles.
Né à Jesi dans la province d’Ancona en janvier 1710, Giovanni Battista Pergolesi partit à 16 ans pour Naples à l’initiative du marquis Cardolo Maria Pianetti, pour se perfectionner en musique. Il y étudia avec Domenico de Matteis, Francesco Durante et Francesco Feo, qui était un compositeur d’opéra important, également estimé pour sa musique religieuse.
C’est en 1733 que Pergolesi connut son premier grand succès. Il avait alors 23 ans et son intermezzo La Serva Padrona créé au Teatro San Bartolomeo à Naples fut un tel triomphe qu’il connut de très nombreuses reprises dans toute l’Europe. Comme l’Italie était parcourue de nombreuses troupes itinérantes, l’œuvre fut largement diffusée. Certaines personnalités influentes, comme la reine Maria Amalia de Naples, firent par ailleurs d’élogieux commentaires sur Pergolesi qui amplifièrent le phénomène. On appréciait les couleurs et les effets expressifs de l’ouvrage qui peignaient avec un vrai naturel les personnages.
Trois ans plus tard, Pergolesi s’attela à ce qui serait cette fois son chef-d’œuvre sacré : le Stabat Mater. Le compositeur travaillait alors comme organiste surnuméraire à la Chapelle Royale de Naples et initia l’élaboration de son ouvrage dans cette même ville, avant de partir au monastère de Pouzzoles pour se plonger véritablement dans la composition. Le Stabat Mater tout juste achevé mais jamais joué encore, Pergolesi mourut de la tuberculose à seulement 26 ans, ce qui fut une bien triste perte pour l’histoire de la musique. Le compositeur devait se savoir condamné car peu avant son décès, il légua ses biens à sa tante, et sa partition à son ancien professeur Francesco Feo.
Un « divin poème de la douleur »
Le Stabat Mater avait été commandé pour la célébration de la fête de la Vierge des sept douleurs, mais nous n’avons pas de certitudes quant au commanditaire. Ce pourrait être la confrérie napolitaine des Cavalieri di San Luigi di Palazzo ou encore le duc de Maddaloni, qui était un mécène du compositeur. Le Stabat Mater de Pergolesi remplaça celui d’Alessandro Scarlatti qui était donné les années antérieures lors la même célébration. Pour cette raison, l’effectif restreint de l’œuvre fut sans doute imposé au compositeur, afin de rester le même. Il s’agit de deux voix soutenues par un ensemble à cordes et un continuo, plaçant le Stabat Mater dans le genre du petit motet. L’œuvre, dénuée d’ouverture, de chœurs et de récitatifs, est divisée en 7 duos et 5 airs solistes. À l’époque, les deux voix (soprano et alto) furent probablement interprétées par des castrats. De nos jours, on entend aussi bien des voix femmes que des voix d’hommes (contre-ténors) chanter l’ouvrage.
« Divin poème de la douleur » selon Bellini, le Stabat Mater nous parle de la souffrance de Marie voyant son fils crucifié. Le texte liturgique, généralement attribué à Jacopone da Todi est daté du xiiie siècle. Il est constitué de vingt tercets qu’on peut regrouper en deux parties : la première décrit la douleur de la Vierge puis la seconde est une prière qui lui est destinée. D’une grande force émotionnelle et dramatique, ce texte possède un caractère universel. En évoquant la perte d’un enfant pour une mère, il a inspiré les musiciens tout au long de l’histoire de la musique.
Musicalement, Pergolesi retrouve dans le Stabat Mater la même intensité expressive que pour la Serva Padrona. Un pari osé à l’époque, car la musique sacrée ne devait pas s’apparenter à de l’opéra. La virtuosité et la théâtralité ne devaient surtout pas détourner le fidèle de sa dévotion, les œuvres sacrées devant rester au service de la religion. Si l’ouvrage de Pergolesi brille par sa ferveur et sa profondeur spirituelle, remplissant son devoir de musique d’église, il atteint paradoxalement son but en employant des effets souvent opératiques. Le texte ne possède certes pas toute l’intrigue et les rebondissements d’un livret d'opéra, mais le compositeur parvient à rendre sa musique tout aussi captivante en jouant sur les contrastes. L’alternance de solo et de duo apporte déjà beaucoup de vie au Stabat Mater, et les différents caractères des séquences rendent la partition particulièrement riche. Mélancolie, exaltation, recueillement, tendresse… La gamme des sentiments peinte par Pergolesi semble infinie et donne une humanité sublime au Stabat Mater. Le compositeur alterne aussi un style « moderne » et un style plus « archaïque » (en général dans les duos) qui rend hommage à l’écriture des maîtres de la génération précédente comme Alessandro Scarlatti. Tout le génie de Pergolesi réside par ailleurs dans sa capacité à tirer le maximum des effets les plus simples. Les frottements créés par les retards caractéristiques du premier duo en sont l’exemple parfait, mais on peut également citer les contrastes de tempi et de nuances présents un peu partout dans l’œuvre.
La mort précoce de Pergolesi entoura son travail d’une sorte d’aura mythique qui lui valut un succès posthume plus grand que celui qu’il avait pu connaître de son vivant (il fit même partie des compositeurs les plus publiés au xviiie siècle). Cet enthousiasme du milieu musical laissa aussi la place à bien des spéculations sur ses œuvres, et de nombreuses pièces lui furent abusivement attribuées. Les musicologues eurent bien du mal à démêler le vrai du faux, mais parmi les ouvrages qui sont indiscutablement de la main de Pergolesi figure justement le Stabat Mater.
Dans la postérité
Dans les vingt ans qui suivirent sa création, l’ouvrage connut une immense renommée, au point de faire partie des œuvres les plus jouées au Concert Spirituel à Paris à partir de 1753. Le milieu musical était alors déchiré par la Querelle des Bouffons, opposant les partisans d’une esthétique italianisante aux défenseurs de la musique française, querelle qui avait éclaté à la suite d’une représentation en 1752 de… la Serva Padrona ! Plusieurs célébrités très impliquées dans ces débats esthétiques ne manquèrent pas de souligner les nombreuses qualités du Stabat Mater, notamment Jean-Jacques Rousseau qui décrivit les premières mesures de l’œuvre comme « les plus parfaites et les plus touchantes qui soient jamais sorties de la plume d’aucun musicien ». L’engouement qu’il y eut pour le Stabat Mater était aussi lié, outre ses immenses qualités musicales, à l’importance croissante que l’on donnait à l’époque à la figure de Marie. La Contre-Réforme l’avait largement mise en avant, redonnant une popularité nouvelle aux textes liés à la dévotion mariale comme le Salve Regina, le Magnificat, et donc le Stabat Mater, entrainant la multiplication de leurs mises en musique. Malgré la belle notoriété d’autres Stabat Mater comme celui d’Antonio Vivaldi, l’histoire réserva une place particulière à la réalisation de Pergolesi. L’œuvre fait encore partie de nos jours des partitions sacrées les plus jouées et les plus aimées du grand public.
Élise Guignard