Rameau Platée
Tournant en dérision les codes de l’opéra, le « balletbouffon » de jean-Philipp e Rameau ébouriffe par sa folle fantaisie, son humour mais aussi sa cruauté. À l’Opéra de Paris, on retrouve ce chef-d'oeuvre dans la célèbre mise en scène de Laurent Pelly.
À la naissance de Jean- Philippe Rameau en 1683, la France du Roi Soleil jouit d’une vie musicale florissante, portée par le grand Lully. Quatre ans plus tard, le maestro s’éteint puis en 1715, Louis XIV rend l’âme à son tour, laissant le pays à son arrière-petit-fils Louis XV. Trop jeune pour régner, le petit monarque doit laisser la France entre les mains de Philippe d’Orléans neuf années durant. Celui-ci emmène la cour au Palais des Tuileries et enclenche une manoeuvre de réorganisation politique avec les pays européens. La vie culturelle, elle, connait un renouveau avec la pensée des Lumières, et un goût réaffirmé pour les sciences, parallèlement à un assouplissement des moeurs versant de plus en plus dans le libertinage. C’est dans ce contexte stimulant qu’évolue Rameau, arrivé à Paris en 1722 où il va rester jusqu’à sa mort, après des pérégrinations dans tout le pays. Il s’est formé en Italie et a déjà une certaine expérience car il a été violoniste dans une troupe de musiciens ambulants puis organiste à Avignon ou encore Clermont-Ferrand. Il devient célèbre pour ses écrits sur la théorie musicale, puis pour sa musique à partir de 1733 avec la création d’Hippolyte et Aricie qui est le commencement d’une série de chefs-d’oeuvre. Les Indes galantes sont données en 1735, Castor et Pollux en 1737 et Dardanus en 1739. Après cette dernière oeuvre, Rameau cesse cependant d’écrire des opéras pendant plusieurs années, pour des raisons encore floues. Ce n’est qu’en 1745 qu’il fait un retour fracassant pour le premier mariage du dauphin Louis avec l’infante Marie-Thérèse d’Espagne. Pour cette occasion exceptionnelle célébrée par de grandioses festivités, plusieurs ouvrages lyriques sont donnés, notamment la comédieballet La Princesse de Navarre qui avait été commandée à Voltaire et Rameau, une reprise de Thésée de Lully, mais aussi Platée, créé le 31 mars 1745. L’oeuvre ne connait pas de succès retentissant, mais elle est redonnée en 1749 et 1750 à l’Académie royale de musique, puis en 1754 lors du carnaval, date à laquelle elle est enfin portée aux nues et reconnue à sa juste valeur. Même les détracteurs de Rameau lors de la querelle des Bouffons saluent cette réussite, Rousseau y compris ! Par la suite, le prologue est régulièrement joué à l’Académie royale de musique.
Le rire à l’opéra
C’est une pièce de Jacques Autreau, Platée ou Junon Jalouse (reprenant elle-même un passage de La Description de la Grèce de Pausanias) qui inspire Rameau pour son oeuvre. Il demande au librettiste amateur Adrien-Joseph Le Valois d’Orville de le remanier. Celuici donne un nouveau dynamisme et un nouveau rythme au texte, avec des effets sonores liés aux allitérations, onomatopées, etc. Sur ce livret, Rameau compose une oeuvre ne correspondant à aucun genre précis de l’époque. Le livret d’origine la désigne comme un balletbouffon, puis la partition gravée de Rameau en 1749 la désigne comme une comédie-ballet, et aujourd’hui on parle généralement d’une comédie lyrique. Au-delà de ces subtilités terminologiques, l’oeuvre exploite en tout cas la fibre humoristique, tout comme La Princesse de Navarre créée au même moment. Si la veine comique est déjà présente sur la scène lyrique à l’époque, elle se fait relativement discrète et c’est avant tout le théâtre de foire qui en fait son beurre et qui donnera plus tard naissance à la création de l’Opéra Comique. Rameau est familier des Foires Saint- Germain et Saint-Laurent pour lesquelles il a composé de la musique une vingtaine d’années avant, tout comme Le Valois d’Orville qui a écrit des textes pour ces mêmes scènes. Platée s’inspire directement du théâtre de foire, avec la parodie comme maître-mot. Rameau s’en donne à coeur joie pour tourner en dérision les codes de la tragédie lyrique, notamment de l’opéra lullyste et de la pastorale héroïque, symbole du raffinement français. Le protagoniste de l’histoire est évidemment le coeur même de la parodie. Platée est une nymphe dénuée de toute grâce, absolument convaincue que Jupiter s’est épris d’elle et souhaite l’épouser… Version grotesque des héroïnes tragiques et des naïades sensuelles qu’on trouve habituellement dans l’opéra baroque, elle n’évolue pas dans des flots cristallins mais dans un « grand Marais » peuplé de grenouilles, au sein d’un « sombre vallon ». Elle s’exprime dans un langage souvent décalé des temps forts de la musique ou des accents toniques de la langue, multipliant les formules creuses et détournées, les répétitions de syllabes jusqu’au ridicule et les vocalises déroutantes. Avançant irrémédiablement tout au long de l’oeuvre vers un cruel retour à la réalité qui détruira son rêve de romantisme, Platée est certes un personnage comique mais aussi empreint d’une certaine poésie douce-amère. Victime parfaite d’une société cruelle, elle suscite aussi bien le rire qu’un certain désarroi. Fautil y voir un lien avec l’infante Marie-Thérèse, future mariée réputée à l’époque pour son physique peu délicat ? Impossible à dire, mais l’oeuvre semble dicter une morale très liée à son temps : chacun doit connaître sa place dans la société, sans ambitionner un statut qui n’est pas le sien par la naissance…
Élise Guignard