Dossiers Musicologiques - Romantique

César Franck les 2 triptyques

César Franck
Génie puissant et novateur, César Franck est l’initiateur du renouveau musical français à la fin du xixe siècle.
Partager sur facebook

Ces deux pages monumentales, complémentaires et dissemblables, adjoignent à la profondeur et à la sincérité du sentiment la nouveauté de la forme et du langage.

40 ans après l’amorce (sous l’emprise d’un père tyrannique et cupide) d’une carrière lucrative de pianiste compositeur, heureusement vite interrompue, Franck, en pleine possession de son génie, revient au clavier : cela nous vaut deux des plus hauts sommets de la littérature pianistique.

Romantisme et forme cyclique

Dans la riche moisson de chefs-d’œuvre de ses 10 dernières années, le piano tient une place centrale : piano seul dans deux des plus hauts monuments de la littérature du clavier (les deux triptyques) ; piano associé à l’orchestre dans le poème symphonique Les Djinns (1884) et les grandioses Variations symphoniques (1885). Ces pages font figure à part dans la musique française : elles ne partagent pas les qualités sempiternellement prêtées à l’esprit français (humour, verve, classicisme). La profondeur du propos de Franck, la largeur de ses architectures sonores, la densité polyphonique et l’opulence harmonique de leur langage s’inscrivent plutôt dans la lignée de Bach, Beethoven, Schumann et Wagner. C’est par l’appropriation d’une dimension, d’une ampleur et d’un sérieux tout germaniques que ce Belge d’origine allemande, naturalisé et de cœur français, a conféré à l’École française ses lettres de noblesse. Plus exactement, il a fait la jonction avec le romantisme de Berlioz, Chateaubriand ou Delacroix, permettant ainsi à notre musique de prolonger une part essentielle de notre génie culturel : la part du romantisme (la France est loin de se réduire à Descartes, Voltaire et aux sempiternelles « Lumières ».). Il y a joint une conception formelle alors sans équivalent en dehors du drame musical wagnérien, charpenté comme on le sait par le leitmotiv. La quête d’une unité conférant à l’œuvre d’art une cohérence à l’image de l’univers est une hantise permanente du romantisme. Elle trouve son aboutissement dans le drame wagnérien, mais également dans la conception « cyclique » structurant les œuvres symphoniques et instrumentales de Franck. Selon cette conception, l’unité d’une œuvre sera assurée par un groupe thématique de base (une « cellule »), véritable dénominateur commun aux idées des différents mouvements. Il peut s’agir d’une mélodie, d’un enchaînement harmonique ou d’un rythme. Les thèmes eux-mêmes peuvent contribuer à cette unité par leur retour dans d’autres mouvements que celui de leur première apparition, et déguisés sous de nouvelles vêtures (harmonie, rythme, ornements…). Ce célèbre cyclisme de Franck (déjà en germe chez Beethoven et Schumann) a été théorisé par son disciple d’Indy dans son Cours de composition. Aux antipodes d’un théoricien, Franck l’a sans doute conçu par pur et génial instinct. Il lui a permis de donner à ses œuvres des plans entièrement originaux, suprêmes synthèses des formes préexistantes (sonate, fugue, rondo, grande variation…). Ainsi Prélude, Choral et Fugue peut être tenu pour un élargissement du prélude et fugue de Bach (avec un choral intercalé entre les deux volets d’origine) et Prélude, Aria et Finale pour une sonate élargie utilisant les ressources du choral (idée principale du Prélude), de la fugue (exposition de la troisième idée du prélude), de la grande variation (Aria), du rondo (Prélude) et de l’allegro de sonate (Finale). Cette démarche synthétique se situe dans la droite ligne du dernier Beethoven.

Deux poèmes mystiques

Les deux œuvres sont à la fois complémentaires et dissemblables. La première (1884) se signale par une écriture plus linéaire que la seconde ; son cyclisme repose essentiellement sur l’exploitation d’une cellule de deux mesures d’abord entendues comme tête du second thème du Prélude : elle se retrouve dans la première idée du Choral, domine le préambule introduisant la Fugue et le sujet de cette dernière. Mais le cyclisme s’impose aussi, dans une moindre mesure, par le retour des thèmes : du dessin d’accompagnement du thème 1 du Prélude dans le thème 2, diatonique et parsifalien, du Choral, lorsque celui-ci se superpose au sujet de la Fugue dans son étonnante « strette », véritable concrétisation d’une réconciliation intérieure, le choral de la foi planant au-dessus de l’inquiétude et du doute (sujet chromatique torturé de la Fugue), enfin surmontés dans l’éclatant carillon de la page ultime. Chez ce fervent catholique, les ombres du doute et du tourment se dissipent immanquablement dans une rayonnante clarté. Prélude, Aria et Finale (1887) se distingue par un style davantage fondé sur l’harmonie : l’ample thème de la foi (leitmotiv du Prélude) prend son envol en accords compacts, d’une profuse richesse ; cette majestueuse procession proclame le triomphe d’une foi radieuse. La seconde idée affiche la tendre sérénité de la prière, la troisième en contrepoint renversable suggère l’inquiétude avec un contrechant tourmenté qui servira de thème 1 au Finale : elles alternent comme deux épisodes avec la procession qui fait figure de refrain (une forme rondo très élargi). Précédé d’une introduction éthérée, l’Aria est une grande variation sur un vaste Lied mystique dont les périodes alternent au soprano et à la basse : une oraison dialoguée entre ciel et terre. Le questionnement se fait plus pressant dans la 3e variation, suscitant la réponse apaisée d’une coda céleste, sur le motif d’introduction. Le Finale (un allegro de sonate très libre) emprunte son premier thème au Prélude (ce contrechant tourmenté tournant ici à la fièvre et à l’angoisse) et le second (une fanfare héroïque exultante) à un groupe mélodique de transition de l’Aria ; entre exposition et réexposition de ce matériau, le thème de l’Aria émerge, dans un remous de doubles croches, comme une lueur d’espoir sur l’horizon. Au terme de la réexposition, le thème-fanfare ouvre la voie au thème-procession du Prélude, mué en un choral triomphal planant sur le martèlement des basses en octaves. L’apaisement se fait jour, ouvrant la voie à l’ineffable coda. Celle-ci superpose le thème-procession, transfiguré dans l’apaisement et la lumière de la foi, à la mélodie de la coda céleste de l’Aria : véritable chœur d’anges dont les sonorités immatérielles conduisent au seuil du Paradis… Davantage fondé sur les idées dans leur intégralité que sur une cellule, le cyclisme se perçoit plus aisément à l’auditeur dans ce second triptyque que dans le premier. Plus audacieuse encore, l’invention harmonique est ici à son comble, avec des parallélismes d’accords de neuvième résultant du chromatisme qui n’étaient sans doute pas pour déplaire au jeune Debussy (malgré ses réticences affichées devant les « machines à moduler » du « père Franck »). Solennité et plénitude un peu grasse de l’harmonie hyper-modulante concourent à un véritable « Parsifalpianistique », alors que la linéarité de Prélude, Choral et Fugue le situerait davantage dans la lignée de Bach… Apports décisifs au renouveau de la musique de piano française, ces deux chefs-d’œuvre initiatiques ont ouvert la voie à quelques œuvres monumentales qui jalonnent les premières années du xxe siècle, telles les deux belles sonates de Dukas et de d’Indy.

 

Michel Fleury

Repères

  • 1822

    naissance le 10 décembre à Liège, Royaume des Pays-Bas
  • 1830-34

    études au conservatoire de Liège
  • 1837-42

    études au conservatoire de Paris
  • 1842-45

    poursuit une carrière de pianiste virtuose en Belgique
  • 1845

    retour à Paris
  • 1846

    Ruth ; Ce qu’on entend sur la montagne
  • 1848

    mariage avec l’une de ses élèves
  • 1859

    titulaire du grand orgue de Sainte-Clotilde
  • 1872

    Rédemption
  • 1871-79

    Les Béatitudes
  • 1876

    Les Eolides
  • 1879

    Quintette pour piano et cordes
  • 1882

    Le Chasseur maudit
  • 1884

    Les Djinns ; Prélude, choral et fugue
  • 1885

    Variations symphoniques
  • 1886

    Sonate pour piano et violon
  • 1887

    Prélude, aria et final
  • 1888

    Symphonie en ré mineur ; Psyché
  • 1889

    Quatuor à cordes
  • 1890

    Trois Chorals
  • 1890

    meurt à Paris le 8 novembre des suites d’un accident de fiacre mal soignées

Restez connectés