Dossiers Musicologiques - XXe siècle

Debussy Pelléas & Mélisande

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La fascination exercée par Pelléas et Mélisande ne tient pas seulement à la beauté de la musique. Elle s'explique aussi par un miraculeux accord entre le poème et le rêve sonore vaporeux dont Debussy sut l'envelopper. L'extraordinaire affinité entre l'écrivain et le musicien est un cas unique dans l'histoire de la musique. Elle a permis une expérience insurpassable de convergence entre poésie et musique.

  « J'attends le poète qui, disant les choses à demi, me permettra de greffer mon rêve sur le sien, qui concevra des personnages dont l'histoire et la demeure ne seront d'aucun temps, d'aucun lieu, qui ne m'imposera pas despotiquement la scène à faire, et me laissera libre, ici et là, d'avoir plus d'art que lui, et de parachever son ouvrage. [ .. .] Je rêve de poèmes qui ne me condamneraient pas à perpétrer des actes longs, pesants, qui me fourniraient des scènes mobiles, diverses par les lieux et le caractère ; où les personnages ne discutent pas, mais subissent la vie et le sort. » 

Maeterlinck médiateur de l'invisible... 

Le poète que Debussy appelle de ses vœux dans une conversation avec son maître Ernest Guiraud datant d'octobre 1889, notée et rapportée par Maurice Emmanuel, ne tarde pas à entrer en scène. C'est Maeterlinck, dont Debussy lit le drame dès la fin de 1892.
Après avoir opéré quelques coupures habiles, il se met au travail, la composition s'étendra jusqu'en 1895 ; suivront des révisions jusqu'à la création le 30 avril 1902 à l'Opéra Comique. Réfractaire au pathos du théâtre lyrique romantique (Massenet) tout autant qu'au réalisme un peu vulgaire du naturalisme alors triomphant (Bruneau, Gustave Charpentier), il découvre chez Maeterlinck un poème admirablement adapté à son projet d'une musique prolongeant le texte là où les mots s'avèrent impuissants à traduire ce qui se cache au-delà des apparences matérielles. Debussy poursuivit sa vie durant l'idéal d'une musique émancipée des contraintes matérielles et terrestres, une suggestion de musique ayant rompu toute attache avec la pesanteur de la rhétorique musicale enseignée dans les écoles. De même, le théâtre de Maeterlinck, dont Pelléas et Mélisande représente l'une des réussites les plus complètes, s'affranchit des lois du théâtre de caractères jusqu'alors en vogue. Il ne s'agit plus pour lui de raconter une histoire sur la scène, mais de s'attacher à cette part d'inconnu dissimulée derrière les apparences du monde sensible.
Maeterlinck est un médiateur de l'invisible ; il cherche moins à décrire des caractères, des situations, un environnement social ou historique, qu'à suggérer, à donner à penser, de telle sorte que le spectateur, collaborant par ce qu'il devine, achève de lui-même les dialogues ébauchés par les personnages. Le génie de Maeterlinck est tout de suggestivité, il pointe du doigt des sentiments tout à fait inconscients, ou qui commencent ou s'évertuent à monter vers la lumière de la conscience. Il est attentif à l'ombre qui entoure toute existence, toute vie, et s'évertue à traduire ces indications de l'au-delà avec une sensibilité de sismographe. Ses personnages perdent toute épaisseur psychologique : celle-ci est inutile, superflue, dans la mesure où nous sommes des marionnettes livrées aux mains du destin, guettées par la Mort qui rôde à chaque détour de notre chemin. Il est bien plus important de capter ces messages venus d'ailleurs, qui se révèlent par bribes au travers des faits et des objets de la réalité quotidienne.
Les personnages de son théâtre ne sont que des leurres dont les tribulations ne valent pas pour elles-mêmes, mais seulement dans la mesure où elles permettent de dessiner peu à peu la silhouette du « personnage sublime », dont l'ombre plane sur les événements et les personnages, et de révéler sa présence au spectateur - dans Pelléas, la Mort omniprésente dont les deux héros sont les victimes prédestinées et à demi conscientes de cette prédestination (des « avertis » pour reprendre la terminologie utilisée par l'auteur dans un bel essai du Trésor des humbles, recueil contemporain de Pelléas). La vérité est obscurément devinée par les protagonistes à la démarche incertaine, se mouvant dans l'ombre et qui ne perçoivent la lumière qu'au travers des fentes et des crevasses de la « porte ».
La porte fermée et laissant poindre quelques lueurs est un symbole récurrent du théâtre de Maeterlinck : « Il fait assez clair au dehors ; je vois le soleil par les fentes » (cf. également la prison des femmes de Barbe Bleue dans Ariane et Barbe Bleue).
Ainsi Pelléas et Mélisande s'aiment-ils sans le savoir : ils en ont le pressentiment, mais la vérité ne se fait jour que sous la pression des événements. Maeterlinck introduit dans l'action des objets allégoriques qui éclairent le spectateur mais non les personnages. Alors entre en jeu une extraordinaire alchimie verbale, d'autant plus efficace que l'auteur utilise de préférence les mots les plus simples de la langue de tous les jours : mais ces mots acquièrent une qualité de magie et diffusent toute la résonance d'images et d'implications secrètes qui leur est attachée.

Une simplicité trompeuse

Au premier abord, l'intrigue de Pelléas revêt la simplicité trompeuse d'une histoire d'amour triangulaire dans un cadre médiéval. Certains metteurs en scène contemporains n'ont pas été au-delà de cette apparence d'intrigue « bourgeoise » à la Ibsen : il est vrai qu'il est encore de bon ton de louer la musique de l'opéra de Debussy et de décrier le texte, le génial écrivain belge étant trop souvent voué au mépris et à la condescendance des beaux esprits (ou se croyant tel). Un préalable est de le relire, et de saisir alors le faisceau des convergences entre la musique de Debussy, riche elle aussi de résonance et de sous-entendus (y compris dans la langue nouvelle de l'impressionnisme qu'il était en train de fonder) et le théâtre symboliste, volontiers ésotérique et énigmatique, du mage belge. Edgar Poe est un autre rapprochement entre Debussy et Maeterlinck, et les eaux stagnantes et létales des souterrains, sous le château d'Allemonde, sont aussi celles qui entourent le domaine d'Usher. De même que la maison Usher, les murs et les piliers des voûtes sont lézardés : « Il y a ici un travail caché qu'on ne soupçonne pas ; et tout le château s'engloutira une de ces nuits, si l'on n’y prend pas garde ». Debussy admirait beaucoup Poe, et laissa un opéra inachevé d'après La Chute de la maison Usher.
On n'insistera jamais assez sur le pessimisme foncier de Debussy, sur le caractère tourmenté et dépressif du personnage : nul doute qu'il trouvait dans le drame de l’écrivain belge un aliment de choix. Wagner est aussi un dénominateur commun entre Debussy et Maeterlinck. Malgré un retournement plus affiché que réel contre Wagner, Debussy a toujours été attiré par l'atmosphère de mystère, de légende et de passion amoureuse des opéras du maître allemand : une atmosphère voisine imprègne les drames médiévaux de Maeterlinck, et, singulièrement, Pelléas. D'autre part, l'esthétique wagnérienne incorpore déjà un certain nombre de principes du symbolisme, notamment par la place faite au subconscient et à l'allégorie (ces conceptions ont été développées par Wagner dans Opéra et Drame). Compte tenu du wagnérisme affiché dans les années 1880 par le courant symboliste, il est d'autant plus loisible de percevoir dans des pièces telles que la Princesse Maleine, Aglavaine et Sélysette ou Pelléas et Mélisande des traits évidents de wagnérisme. Pour traduire le jeu de correspondances fugitives et insaisissables instauré par le texte, Debussy s'approprie le concept du leitmotive et en use d'une manière très différente. Pelléas, Mélisande, Golaud, Arkel, la Fontaine des aveugles ont en effet chacun leur motif. Mais leur intervention est plus discrète que dans les opéras de Wagner. Ainsi, lorsque Golaud demande brutalement à Mélisande mourante : « As-tu aimé Pelléas ? » (acte V), la réponse de l'agonisante (« Mais oui, je l'ai aimé. Où est-il ? ») éveille, à l'orchestre, le motif entendu au début de la scène de la fontaine (acte II, scène 1). Debussy suggère qu'une image occupe alors la pensée de l'héroïne : celle de la clairière où s'éveilla son amour. Il enrichit de la sorte le leitmotive d'un trésor d'associations et d'allusions et la musique entoure le texte de Maeterlinck d'une aura de correspondances prenant le relais de la parole impuissante à traduire des échos aussi insaisissables.

Michel Fleury - publié le 30/01/25

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