Georges Enesco Œdipe
Avec son unique opéra Œdipe, qui l'a occupé pendant plus de vingt ans, Enesco a produit une œuvre puissante et originale, assimilant l'héritage et les avancées de la musique européenne du début du XXe siècle tout en puisant aux sources de la mélodie populaire roumaine. Saluons le retour, après une trop longue absence, de ce chef-d'œuvre. De l'art lyrique à l'affiche de l'Opéra de Paris.
L'œuvre de Georges Enesco (1881-1955) demeure injustement méconnue en France, et relativement peu jouée. Ce compositeur représente pourtant, pour la Roumanie, ce que Bartók est à la Hongrie, et devrait bénéficier d'une notoriété égale à celle de son contemporain.
Natif de la Moldavie roumaine, Enesco manifeste très tôt des dons musicaux exceptionnels. Il est envoyé pour étudier à Vienne dès 1888. Violoniste prodige, il se produit très jeune dans des concerts. Il arrive à Paris en 1895, où il devient l'élève de Gabriel Fauré, aux côtés de Maurice Ravel. Ces années de formation lui permettent de s'imprégner des cultures musicales germanique et française et de développer un art profondément original, ayant assimilé les avancées les plus récentes de la musique européenne tout en gardant un caractère spécifiquement roumain.
Il se lance dès lors dans une double carrière de compositeur et de violoniste virtuose, mais il sera aussi pianiste, chef d'orchestre, grand pédagogue, et contribuera à l'essor de la vie musicale dans sa Roumanie natale. Le compositeur se montrera toujours très exigeant envers lui-même et soucieux de se renouveler. Son œuvre achevée comporte 33 numéros d'opus et aborde tous les genres musicaux, toujours avec la même originalité et sans jamais se répéter.
L'âme de Georges Enesco
L'opéra Œdipe trône majestueusement au centre de son œuvre. Enesco en choisit le sujet dès 1909, après avoir assisté à une représentation de la pièce Œdipe Roi de Sophocle, et en note les premières esquisses au début de 1910.
Il trouve un librettiste en la personne d'Edmond Fleg (1874-1963), écrivain et philosophe franco-suisse de religion juive, qui lui fournit une première version du livret en 1913. Mais la guerre va suspendre le projet et Enesco se mettra véritablement à la composition de son opéra en 1921, après avoir achevé deux œuvres importantes : le Premier Quatuor à cordes et la Troisième Symphonie avec chœurs. La composition avance rapidement : dès la fin de 1922, Enesco peut présenter son œuvre au piano chez la Princesse Maria Cantacuzène, sa future épouse. Des extraits orchestraux sont donnés au concert à Paris en 1924 et 1925. Mais c'est seulement en 1931 que l'orchestration de l'œuvre entière est achevée. Et il faudra attendre encore cinq ans pour assister à la première à l'Opéra de Paris, le 13 mars 1936, sous la direction de Philippe Gaubert, avec André Pernet dans le rôle-titre.
La longue maturation de cet opéra reflète l'investissement total du musicien dans sa composition, comme il l'exprime lui-même : « Il ne m'appartient pas de déclarer qu'Œdipe est ou n'est pas le plus achevé de mes ouvrages. Ce que je puis avancer avec certitude, c'est qu'il m'est, de tous, le plus cher. J'y ai mis tout de moi-même, au point de m'identifier, par moments, avec mon héros. Mon Œdipe, je n'ai pas voulu en faire un dieu, mais un être de chair, comme vous et moi. Si certains accents que je lui ai prêtés ont ému quelques personnes, c'est, je pense, parce qu'elles ont reconnu dans sa plainte un écho fraternel ». L'un de ses élèves les plus célèbres, Yehudi Menuhin, a confié que pendant de longues années, Œdipe avait occupé constamment l'esprit du compositeur, ce qui lui permet d'affirmer : « C'est ici que se trouve l'âme de Georges Enesco ».
Le champ du livret de Fleg est plus large que celui des deux tragédies de Sophocle. En gros, le troisième acte de l'opéra correspond à Œdipe roi et le quatrième à Œdipe à Colone. Mais tandis qu'au moment où débute la première tragédie du dramaturge grec, le destin est déjà accompli, les deux premiers actes de l'opéra retracent les épisodes précédents de la vie d'Œdipe, depuis sa naissance jusqu'à son arrivée à Thèbes, épisodes seulement évoqués dans Œdipe roi. Ainsi l'opéra embrasse toute la durée de l'existence du héros. Et la construction de l'ensemble est remarquablement équilibrée : le premier acte en constitue le prologue, les deux actes centraux, les plus développés, englobent les épisodes les plus dramatiques, l'acte final en représente l'épilogue apaisé.
L'homme est plus fort que le Destin
La musique d'Enesco épouse parfaitement l'évolution de l'action et de la psychologie des personnages, en premier lieu son héros principal. Tout au long du drame, on trouve chez lui toute la gamme des sentiments humains : l'inquiétude, au deuxième acte, après avoir reçu du dieu Apollon la révélation de son terrible destin – « tu seras l'assassin de ton père et le mari de ta mère » – ce qui le pousse à quitter Corinthe pour s'éloigner de ceux qu'il croit être ses vrais parents ; l'hésitation et le découragement à son arrivée au carrefour des trois routes, juste avant la rencontre fatale avec Laïos, qu'il va tuer pour se défendre, dans une scène brève et violente ; la sombre rêverie au moment où il arrive à Thèbes, mais aussitôt après, la détermination et la fermeté pour affronter la Sphinge, dont il résout l'énigme sans hésitation : « L'homme est plus fort que le Destin ! » ; la perplexité devant la dernière phrase prononcée par la Sphinge avant de mourir : « L'avenir te dira si la Sphinge en mourant, pleure de sa défaite, ou rit de sa victoire » ; la colère, qui laisse place à l'angoisse pendant la recherche du meurtrier de Laïos, au troisième acte, au fur et à mesure que la vérité se dévoile ; le désespoir absolu quand la vérité éclate, qui le conduit à se crever les yeux, en même temps que Jocaste met fin à ses jours ; la révolte contre l'injustice lorqu'il est contraint à l'exil ; le soulagement, au début du dernier acte, quand on le retrouve, vieilli, soutenu par sa fille Antigone, arrivant au terme de sa longue errance ; la colère contenue et le mépris vis-à-vis de Créon qui voudrait le ramener à Thèbes ; enfin, la certitude et la sérénité : « je suis innocent ! j'ai vaincu le destin ! » car Œdipe recouvre la vue avant de mourir : « mes yeux vont se rouvrir pour mon dernier voyage ; moi que l'on conduisait, je conduis à mon tour. » Et après tant d'épreuves et de tragédies, la fin de l'opéra est une grandiose ascension vers la lumière.
Pour traduire toute cette gamme d'expressions, l'écriture vocale, d'une incroyable flexibilité, présente des formes et des nuances très variées, mêlant chant pur, parlando, cris, râles et chuchotements. L'orchestre, d'un extrême raffinement et d'une grande richesse harmonique, offre aussi des contrastes saisissants entre des moments de grâce hellénique rappelant Pénélope de Fauré et des passages d'une violence inouïe, proches de Wozzeck. La mélodie roumaine est présente, particulièrement dans les passages de flûte solo qui interviennent aux moments clés de l'action : sa longue plainte s'élève avant la rencontre fatidique entre Œdipe et Laïos ; elle interrompt brièvement la scène d'allégresse des Thébains lorsqu'Œdipe et Jocaste sont mis en présence l'un de l'autre, comme pour souligner que le destin est en train de s'accomplir. Enfin, les chœurs jouent un rôle primordial, pour accompagner et commenter le déroulement du drame, sous des formes et dans des registres très divers, reflétant tour à tour l'allégresse et l'accablement du peuple thébain, puis la sagesse bienveillante des vieillards athéniens. La phrase ultime des Euménides, « Heureux celui dont l'âme est pure: la paix sur lui ! », conclut ce chef-d'œuvre de l'art lyrique dans l'apaisement et la sérénité.
Pierre Verdier
Synopsis