Ravel Le Belvédère des rêves
C’est à Monfort-L’Amaury, à la lisière de la forêt de Rambouillet, qu’est situé le « belvédère », l’étrange « maison des fées » de Maurice Ravel. Achetée et aménagée par le compositeur il y a 100 ans, elle est restée intacte, son décor singulier faisant écho aux sortilèges sonores de son occupant. Chaque année depuis 25 ans, les journées Ravel de Monfort-L’Amaury célèbrent ce magicien des sons, l’un des plus grands de toute l’histoire de la musique.
Pour peu qu’elle soit restée telle que son occupant l’ait laissée, la résidence d’un artiste est un témoignage irremplaçable qui aide à mieux comprendre son œuvre. Localisation, agencement, ameublement, objets et livres parlent et révèlent les facettes les plus intimes de sa personnalité. La maison de Grieg à Troldhaugen ou celle de Wagner à Bayreuth ont ainsi précieusement conservé l’âme de leur propriétaire. Un tel témoignage subsiste non loin de Paris, dans un environnement dont la grâce et la magie reflètent l’essence même de celui qui y a vécu : il suffit de prendre le train vers l’Ouest, en direction de Versailles. L’urbanisation a épargné les bois, les champs et les collines qui conservent la douceur et le charme d’un tableau de Monet. À une cinquantaine de kilomètres, on atteint la petite ville de Montfort-l’Amaury, dont les vénérables ruelles s’élèvent sur une butte, vers les ruines romantiques d’un manoir médiéval. Après avoir dépassé une belle église gothique, au détour d’une rue montant aux ruines, on découvre une étrange maison : petite, tout en longueur, dotée d’une terrasse et d’un escalier extérieur et couronnée d’une tourelle pointue, elle semble sortir d’un conte de fée… « Le Belvédère », proclame une plaque, et effectivement la maison, en surplomb de son petit jardin, lui-même en surplomb de la ville, jouit d’une vue splendide sur les toits et les tours, les collines et les bois lointains. Ici a vécu l’Enchanteur : Maurice Ravel, l’un des plus grands magiciens des sons de toute la musique.
Un décor à son image
Il y a juste 100 ans que le musicien est entré dans les murs, réalisant ainsi son vœu d’une résidence permanente située près de la nature (de Jeux d’eau à l’Enfant et les sortilèges, son œuvre témoigne d’une intime résonance avec la nature). Un étage sur la rue, deux sur le jardin, 7 petites pièces en enfilade, sans communication entre les deux étages : une maison à son échelle (Ravel était de petite taille), assez incommode, mais avec un beau jardin, et le sublime panorama. Une localisation idéale : assez loin de Paris pour être isolé lorsque l’exige le travail de composition, suffisamment proche toutefois pour poursuivre une intense vie musicale et sociale. L’ayant achetée l’année précédente, il entreprit de l’aménager selon ses rêves. Il devait y passer les 17 dernières années de son existence. Elle est restée exactement telle qu’il l’a laissée, après en avoir fait, au prix d’aménagements aussi considérables que minutieux, un havre idéal, dont le caractère unique reflète la personnalité unique de celui qui l’a conçue. Un univers alliant un extrême confort au rêve et à l’illusion (l’essence même de l’art ravélien), l’alliage équivoque de la sophistication et d’un goût parfait à un penchant pour un fantasque allant parfois jusqu’au grotesque (nombre de bibelots ne dépareraient pas les pires boutiques de souvenirs).
L’artisan de ce décor magique appartenait à la race de ceux qui ont le bonheur de croire encore aux fées. Comme Debussy, Ravel était subjugué par le fantastique : il s’était délecté à la lecture du Docteur Lerne, sous-dieu, mémorable chef-d’œuvre de son exact contemporain Maurice Renard, ce maître du merveilleux scientifique à qui H.G. Wells a tant emprunté. Peu après son installation à Montfort, il s’enthousiasmait pour le film fantastique de Robert Wiene, Le Cabinet du docteur Caligari. Il avait projeté un opéra d’après La Cloche engloutie, pièce féérique de Gerhardt Hauptmann (la musique en fut utilisée dans l’Heure espagnole). Gaspard de la nuit, Ma mère l’Oye et L’Enfant et les sortilèges font de lui un maître du fantastique en musique, aux côtés de Moussorgski : dans une vitrine, une édition de luxe (adornée de la figure dorée d’un boyard emblématique) rappelle qu’à la demande de Koussevitsky, il orchestra la suite pour piano de Moussorgski les Tableaux d’une exposition (1922). S’abstenant de corriger les faiblesses techniques alors encore imputées à l’œuvre originale, il démontre une fois de plus une miraculeuse faculté de connaissance intuitive, par l’intérieur, de l’essence des choses et des êtres, s’identifiant au processus créateur d’un autre en une symbiose étonnante (un génie de styliste déjà affirmé dans ses orchestrations de Chabrier, Debussy et du Carnaval de Schumann).
De la part de l'humour…
L’humour est compagnon inséparable du fantastique et de l’illusion ; il s’affirme dans l’agencement de chaque pièce. Ainsi des nombreux automates, tel ce rossignol mécanique chantant lorsqu’on le remonte. Dans le salon, on a l’illusion de retrouver le dallage de la cuisine : il s’agit en réalité d’une moelleuse moquette à motif en damier. L’attention est attirée par une toile lourdement colorée, caractéristique du peintre orientaliste marseillais Monticelli, alors encore célèbre. Le propriétaire se plaisait à induire ses visiteurs en erreur : alors qu’ils s’extasiaient devant la « toile du Maître », il leur révélait que ce n’était qu’un faux, à l’instar de cet Orient imaginaire où Monticelli n’était jamais allé. Une fausse cloison a été dessinée par Ravel lui-même pour dissimuler un placard secret où il rangeait ses partitions (notamment les œuvres en cours, à l’abris des regards indiscrets). Dans la chambre, à la grandiloquence d’un lit à baldaquin qui fait sourire dans cette maison de poupée (le lit de l’Infante défunte ?) répond un motif de colonnes doriques peintes au pochon par le musicien, narquoisement à l’envers, le chapiteau en bas. Des éléments décoratifs tels que celui-ci témoignent d’une inclination pour l’Antiquité partagée par ses amis Debussy et Florent Schmitt et les artistes de l’Art nouveau en général (Daphnis et Chloé est un sommet de ce « néopaganisme »). Dans la salle à manger, de délicieux motifs antiques de la main du compositeur décorent les chaises et le marbre de cheminée. La récurrence du style Directoire et du style Empire (deux styles marqués par l’Antiquité) dans l’ameublement est un autre leitmotiv antique.
… À la part du rêve
Il est vrai qu’aucune recherche d’unité n’a présidé à l’agencement de cette maison. L’unité et l’harmonie de cette brocante de luxe résident dans la miraculeuse euphonie des tendances apparemment contradictoires de celui qui en a assemblé les éléments disparates. Ainsi l’Orient (russe ou marocain, proche ou extrême) se marie-t-il avec le Nouveau monde ou l’Espagne dans une envoûtante quête de l’étrange : estampes japonaises, fausses porcelaines chinoises, service à thé arabisant, totem indien, paysages ibériques peint par son oncle Édouard, cendriers gothiques. Si l’on ajoute la taille relativement réduite du mobilier (à la mesure du maître), on a l’impression de visiter la maison d’un Hobbit fantasque, sortie du livre de Tolkien. Ces objets se sont accumulés au fil des nombreux et épuisants voyages de ce globetrotter qui trouvait dans ces périples un exutoire à des tendances neurasthéniques, comme la triomphale tournée aux États-Unis (1928) ou le grand voyage salvateur au Maroc, avant la fin, en 1935, en compagnie de l’ami Léon Leyritz, sculpteur auteur du buste qui décore le foyer de l’Opéra (on en voit une copie à Montfort). La précision et le soin extrême apportés par Ravel à la mise au point de ses époustouflantes mécaniques sonores se retrouve dans l’agencement très étudié de son univers domestique. En particulier dans la minuscule salle de musique dont il fixa les dimensions pour en optimiser l’acoustique. Il y a juste la place pour lui, entre le mur et le piano, dont le couvercle disparaît sous l’étalage d’objets insolites : tabatières à priser, petites boîtes énigmatiques, une énorme plume (cygne ou autruche ?) piquée dans l’encrier de la table de travail…
Du haut d’un grand cadre, sa mère jette un regard fier et sévère sur ce « bazar des rêves ». Ce véritable dandy mettait à sa toilette un soin comparable à celui apporté à ce décor, comme en témoigne la collection d’ustensiles de toilettes sophistiqués sur la table d’une salle de bain ultra moderne…
Dans ce cadre à son image, souvent animé de discussions passionnées avec les amis de toujours jusque tard dans la nuit, a vu le jour la riche moisson des ultimes chefs-d’œuvre, comme si la petite maison à tourelle avait permis à l’inspiration de reprendre son élan, stimulée par les lointains d’un paysage de rêve et la magie du décor intérieur, d’où l’on sort la tête résonnante des carillons irréels des Cloches dans la vallée ou de Ma mère l’Oye…
Assurément, ce Musée Ravel n’est pas un vrai musée, avec la connotation mortifère de ce terme : l’âme du musicien habite toujours les murs et anime les choses qui ont vu et qui racontent l’homme et ses sortilèges…
Michel Fleury
Maison-Musée de Maurice Ravel
5 rue Maurice Ravel,
78490 Montfort-l’Amaury
Visites avec réservation obligatoire
01 34 86 87 96
tourisme.ville-montfort-l-amaury@wanadoo.fr
Entrée : 8 euros
La maison de Ravel et le jardin japonais
La salle de musique où Ravel travaillait son piano devant le portrait de sa mère adorée.
Pour des raisons acoustiques, la pièce ne compte aucun angle droit.
Le salon de réception et le placard secret camouflé dans une fausse vitrine
Le faux tableau de Monticelli
Le rossignol mécanique chantant