Dossiers Musicologiques - XXe siècle

Schönberg Pierrot lunaire

Schönberg
Alliant rigueur mathématique et romantisme frénétique, Arnold Schönberg, cet autodidacte de génie, s’est appuyé sur la tradition pour révolutionner le langage musical.
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Incarnation musicale de l’expressionnisme, cette œuvre, conciliant rigueur intellectuelle avec délire fantasque, dérision avec angoisse et révolution avec tradition, a ouvert de nouvelles voies.

Autour de 1900, Bruxelles et Vienne ont été deux pôles de l’Art nouveau et il n’est pas étonnant de constater une interaction et des échos entre les innovations artistiques et littéraires dans chacune des deux capitales. C’est ainsi que de la rencontre de Schönberg avec l’œuvre d’un poète belge a pu voir le jour l’une des œuvres musicales les plus importantes du début du xxe siècle : Pierrot lunaire. L’actrice Albertine Zehme lui ayant suggéré la composition d’un mélodrame, le musicien se tourna vers les poèmes d’Albert Giraud dans la version allemande d’Otto Erich Hartleben.

Un frère en Art

Un choix particulièrement adapté à ses préoccupations : parallèlement à une vie privée chaotique, il avait développé une esthétique expressionniste sombre, fantasque et torturée, s’appuyant sur la recherche d’un style musical libéré de toute contrainte tonale, dont témoignaient déjà les Trois Pièces pour piano op. 11, les Cinq Pièces pour orchestre op. 16 et le drame lyrique Erwartung op. 17. Ayant investi un espace sonore atonal pour les besoins de l’expression d’angoisses et de tensions extrêmes, il se heurtait à la nécessité de structurer ce champ musical par nature amorphe en inventant des formes nouvelles. Chez cette individualité supérieure coexistaient une inspiration ardente et paroxystique et un esprit épris de logique, soucieux de construction rigoureuse et pourvu par ailleurs d’une immense érudition technique (il venait d’achever son magistral Traité d’harmonie). En Albert Giraud (1860-1929) il trouvait une personnalité voisine, sinon un « frère en art » : située à la pointe du combat littéraire mené par la fougueuse Jeune Belgique dans les années 1880, elle se voulait dans le sillage de Baudelaire, conciliant les rigoureux préceptes du Parnasse avec des pulsions équivoques et une sensibilité d’écorché vif. Ainsi, son Pierrot lunaire (1884) sait-il conjuguer la construction rigoureuse et concise du rondel et une éblouissante versification avec des visions macabres, morbides et fantasques. Il renoue avec la tradition de la commedia dell’arte en exhumant le filon ouvert par le Vieux Saltimbanque de Baudelaire. Il pose, de manière ironique, la question de la poésie dans une société bourgeoise incapable de la concevoir autrement que comme une clownerie dérisoire. La concision de ces poèmes s’accordait bien avec la conviction de Schönberg, que la brièveté était un impératif pour des pièces conçues dans un espace atonal dépourvu de structuration. Il y retrouvait l’ironie mordante et le grotesque inséparables de ses propres visions, qualités d’ailleurs associées à une bonne part de la littérature fantastique (cf. E.A. Poe). L’adaptation allemande de Hartleben prend des libertés avec le texte français, en l’édulcorant et en atténuant la violence des images utilisées par Giraud, nettement plus « expressionnistes » que dans le texte allemand. Schönberg a retenu 21 poèmes, en modifiant l’ordre et les regroupant en trois parties de sept pièces : la première, méditative et voilée, traduit le malaise croissant de Pierrot. La seconde est emportée jusqu’à la frénésie, la violence culminant avec les pièces n° 12 à 14 (Chanson du gibet, Décapitation (par le croissant de lune – cimeterre turc), Les Croix), le n° 11 (Messe rouge) mettant en scène des meurtres hallucinés. La troisième correspond à l’apaisement, depuis le Mal du Pays jusqu’au Retour au Pays, puis au refuge dans les vieilles légendes (n° 21 faisant preuve d’une euphonie quasi-tonale). Conformément à la tradition dramatique, il a réservé la tension à l’acte central.

La Révolution conservatrice

Schönberg est en effet un révolutionnaire dans la tradition : ses innovations s’appuient sur une connaissance approfondie des grandes œuvres du passé. Le célèbre « Sprechgesang » lui-même, si innovateur, qui vise à enrichir le chant d’inflexions expressives empruntées au parlé, procède de la familiarité de l’auteur avec les cabarets viennois. La déclamation est en effet rythmiquement fixée et s’appuie sur des notes destinées non à être vraiment chantées, mais plutôt à guider la hauteur des inflexions vocales. Schönberg avait déjà utilisé ce mode de déclamation dans les Gurrelieder et dans Die glückliche Hand. Le récitant doit-il chanter ou parler ? Schönberg a donné une réponse sans équivoque dans son inoubliable enregistrement de 1940 : Erika Stiedry-Wagner y adopte en effet un mode franchement théâtral et non chanté. Par ailleurs, il met en garde les interprètes contre la tentation de vouloir créer une atmosphère en s’inspirant du texte. L’évocation sonore des sentiments et des évènements se trouve dans la musique elle-même, qui s’écarte parfois des indications du poème, comme dans Sérénade : Pierrot devrait jouer de l’alto, alors que l’instrumentation lui fait jouer du violoncelle. Autre point d’appui sur la tradition : la liberté d’écriture la plus totale en matière d’harmonie, de mélodie et de rythme est compensée par une forme rigide, qui se réfère à des coupes anciennes et éprouvées (Lied, valse, barcarolle, fugue, passacaille, etc.). Par ailleurs, la nécessité de structurer l’espace atonal amorphe (il ne met au point la méthode sérielle que 10 ans plus tard) conduit à faire reposer la musique sur une conception contrapuntique plus que verticale : « la cohérence harmonique est concentrée sur les lignes individuelles, par opposition à l’ancien concept d’harmonie verticale. Le noyau du développement mélodique et de la quasi-totalité de l’accompagnement est fourni par un bref motif comptant au maximum 14 notes, et au moins trois. » (Charles Rosen). Le matériau de chaque pièce (et notamment son harmonie) procède alors d’une telle cellule. Ce procédé remonte à Bach et même à la musique néerlandaise du xve siècle, il a été par la suite utilisé par Beethoven, Brahms et Franck et son célèbre cyclisme. Mais, alors que chez ces prédécesseurs il se borne à engendrer le détail, il régit maintenant la forme globale d’un morceau.

En dehors du récitant, les effectifs se réduisent à cinq exécutants pour huit instruments (piano, piccolo et flûte, clarinette et clarinette basse, violon et alto, violoncelle). D’un ensemble si réduit, Schönberg a su tirer de multiples effets de couleur, de par la complexité et l’efficacité de l’écriture (notamment sur le plan instrumental) et l’efficience des alliages de timbres retenus, qui varient d’une pièce à l’autre. Le piano, presque toujours présent, reste la figure centrale, comme dans les grands cycles de Lieder allemands : à la croisée du Lied, du mélodrame, du cabaret et de la musique de chambre, Pierrotréalise l’incroyable synthèse de genres disparates à l’intérieur de pièces épigrammatiques dont chacune représente une scénette intense et unique, conformément à la brièveté requise par l’atonalité. Réparties en trois actes de sept, elles s’assemblent en un « opéra de poche », en assurant le permanent renouvellement d’une foisonnante variété. De la combinaison géniale de ces miniatures incandescentes est résulté un chef-d’œuvre absolu qui, malgré ses dimensions réduites, a ouvert un nouveau chapitre de l’Histoire de la musique.

Michel Fleury

 

Repères

  • 13 septembre 1874

    naissance à Vienne
  • 1895

    il décide de se vouer à la musique
  • 1900-1901

    Gurrelieder
  • 1909

    Trois Pièces pour piano op. 11, Cinq pièces pour orchestre op. 16, Erwartung op. 17
  • 1910

    Traité d’harmonie
  • 1912

    Pierrot lunaire op. 21
  • 1924

    professeur de composition au conservatoire de Berlin
  • 1928

    Variations pour orchestre op. 31
  • 1931

    commence Moïse et Aaron
  • 1933

    émigre aux USA
  • 1934

    s’installe à Los Angeles
  • 1942

    Concerto pour piano et orchestre op. 42
  • 1943

    Thème et variations pour grand orchestre op. 43b
  • 1947

    Le Survivant de Varsovie
  • 13 juillet 1951

    mort à Los Angeles

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