Stravinski Ballets russes
Devenu célèbre dès 1910 grâce à l'oiseau de feu, Igor Stravinski a bousculé la scène musicale trois ans plus tard avec le Sacre du printemps. Les Noces marquent une évolution vers plus de dépouillement, tandis que Pulcinella regarde vers le passé.
C'est vers l'âge de vingt ans qu'Igor Stravinski a décidé de devenir compositeur. Son père Feodor, célèbre chanteur d'opéra en Russie, ne l'avait guère encouragé et lui imposait de suivre des études de droit. Mais après la mort de ce dernier en 1902, Igor se sent les mains libres pour se lancer dans une carrière musicale.
De 1905 à 1908, il est l'élève de Rimski-Korsakov, qui lui apporte beaucoup dans l'art de l'orchestration. Le jeune musicien compose ses premières œuvres sous la supervision bienveillante de son maître.
En 1909, une rencontre va s'avérer décisive pour le compositeur : celle de Serge Diaghilev, le flamboyant créateur des Ballets russes, qui depuis deux ans fait découvrir la musique russe au public parisien. Il lance sa première saison de ballets en 1909, à laquelle Stravinski apporte sa contribution sous forme d'orchestration de pièces de Chopin. L'année suivante, Diaghilev décide de créer un nouveau ballet sur la légende de L'Oiseau de feu. Après avoir sollicité vainement Liadov, il se tourne vers Stravinski, qui accepte de relever le défi. La création du ballet à Paris, le 25 juin 1910, est un immense succès et apporte la célébrité au jeune compositeur.
L'argument de L'Oiseau de feu confronte le monde maléfique du magicien Kachtcheï à celui, bénéfique, de l'oiseau. Le prince héros Ivan Tsarévitch capture d'abord l'oiseau mais le libère bientôt devant les portes du domaine enchanté de Kachtcheï. L'oiseau aide le prince à vaincre les sortilèges et à anéantir le palais du magicien. Sur ce canevas, Stravinski a composé une musique somptueuse où s'opposent le chromatisme associé au monde maléfique et le diatonisme du monde lumineux. L'influence de Rimski-Korsakov se ressent encore par la luxuriance de l'orchestre et l'orientalisme. Mais le compositeur affirme déjà sa personnalité : les ruptures rythmiques de la Danse infernale de Kachtcheï annoncent le Sacre.
La Russie païenne
L'idée du Sacre du Printemps est venue à Stravinski dès 1910 : « j'entrevis dans mon imagination le spectacle d'un grand rite sacral païen : les vieux sages, assis en cercle, et observant la danse à la mort d'une jeune fille, qu'ils sacrifient pour leur rendre propice le dieu du printemps ». Mais la réalisation du projet sera retardée par l'écriture d'un nouveau ballet, Petrouchka, créé en 1911. La création de la nouvelle œuvre est reportée à la saison 1913, avec une chorégraphie de Nijinski. Ce sera la soirée mémorable du 29 mai : « le fait que la première du Sacre fut un scandale n'est un secret pour personne », évoque le compositeur avec humour. Tumulte heureusement sans lendemain : la première exécution au concert, l'année suivante, sera triomphale et l'œuvre deviendra un grand classique du xxe siècle.
Sous-titré Tableaux de la Russie païenne, Le Sacre se déroule sans véritable intrigue ; c'est une « fantaisie en deux actes, comme les deux mouvements d'une symphonie. L'action est située à une époque indéfinie. La première partie s'intitule L'Adoration de la terre et la deuxième Le Sacrifice. » La principale nouveauté du Sacre réside dans sa vie rythmique intense, sa liberté et sa sauvagerie. C'est l'importance donnée au rythme qui réalise l'union de la musique et de la danse. Pour autant, Stravinski s'est défendu d'être révolutionnaire dans cette œuvre. Il se démarque de ses contemporains viennois, qu'il trouve trop théoriques : « Je ne me suis laissé guider par aucun système en composant le Sacre. En lui donnant naissance, je n'avais qu'un conseiller auquel je pusse me fier : mon oreille ».
De fait, le Sacre n'a pas vraiment eu de descendant, ni chez les autres compositeurs de l'époque, ni chez Stravinski. Les Noces, amorcées dès 1914, marquent un tournant. La partition est achevée en 1917, mais la mise au point de l'instrumentation va prendre plusieurs années. Les premières versions, qui font appel à des effectifs considérables, ne seront pas retenues. Il faudra attendre une nouvelle commande de Diaghilev pour que l'œuvre prenne sa forme définitive, en 1923 : « Je vis clairement que dans mon œuvre, l'élément vocal, c'est-à-dire soufflé, serait le mieux soutenu par un ensemble composé uniquement d'instruments frappés. Et c'est ainsi que je trouvai ma solution, sous la forme d'un orchestre comprenant des pianos, timbales, cloches et xylophone – instruments à sons déterminés – et d'autre part, des tambours de différents timbres et hauteurs – instruments ne donnant pas de notes précises. »
Stravinski adapte lui-même des textes populaires rituels relatifs à un mariage campagnard en Russie : « Les Noces sont une suite d'épisodes types de mariage, racontés d'après les extraits d'une conversation type. Les rôles n'existent pas, il n'y a que des voix solos qui personnalisent tantôt un type de personnage, tantôt un autre ». L'œuvre comprend deux parties qui s'enchaînent. La première, composée de trois tableaux – La Tresse, Chez le fiancé, Le Départ de la fiancée – décrit les préparatifs du mariage ; la seconde, Le Repas de noces, relate la fête ; à la fin, les invités conduisent les jeunes époux au lit conjugal.
Stravinski ne fait aucune concession dans Les Noces. Il renonce à l'opulence orchestrale pour un ensemble instrumental essentiellement percussif. Pas d'épanchement lyrique dans l'écriture vocale tendue qui suit le rythme effréné de la partition. Les sonneries de cloches qui ressemblent à un glas ponctuent la conclusion en lui donnant la dimension d'un sacrifice.
Retour vers le passé
Pulcinella, « musique de Pergolèse, arrangée et orchestrée par Stravinski », a été composée en 1919. Il s'agit encore d'une commande de Diaghilev. L'argument est celui d'un jeu amoureux sous le déguisement. Pulcinella est poursuivi par l'amour des jeunes filles. Jaloux, leurs fiancés décident de le supprimer. Pulcinella échange son costume avec son ami Furbo, qui fait semblant de succomber. Déguisé en magicien, Pulcinella « ressuscite » son ami, puis bénit le mariage de tous... et le sien !
Dans cette œuvre, Stravinski utilise un orchestre réduit avec les cordes divisées en concertino et ripieno. Trois solistes – soprano, ténor et basse – chantent de la fosse et sont détachés des personnages évoluant sur la scène. Bien que le matériau mélodique soit imposé, la musique n'est pas une parodie de celle du xviiie siècle. La signature stravinskienne est reconnaissable dans les harmonies utilisées et l'usage original des instruments.
La création de Pulcinella, le 15 mai 1920, avec une chorégraphie de Massine et des décors de Picasso, est un franc succès.
« Pulcinella, écrit Stravinski, fut une découverte du passé, l'épiphanie grâce à laquelle l'ensemble de mon œuvre à venir devint possible. C'était un regard en arrière, certes, la première histoire d'amour dans cette direction-là ; mais ce fut aussi un regard dans le miroir. » En ce sens, cette œuvre ouvrait de nouvelles perspectives pour la suite de la création stravinskienne.
Pierre Verdier