Marianne Piketty Un idéal de liberté
Élève des Perlman et autre Menuhin, la violoniste Marianne Piketty aurait pu choisir une voie « classique ». Mais cette amoureuse des chemins de traverse a préféré tracer son propre chemin, la création du concert idéal en 2013 concrétisant sa soif d’aventure musicale.
Le nom de cet ensemble si singulier pourrait être un manifeste : « J’avais une envie, un idéal, de liberté, de créativité, et les musiciens du Concert Idéal, qui viennent d’horizons très divers, se sont réunis autour de ces envies. Nous avons tous une formation en musique ancienne, nous avons travaillé avec des chorégraphes ou sur des textes ; pourtant, nous ne nous considérons pas comme des spécialistes, même si nous faisons très attention aux langages musicaux. Il ne me viendrait pas à l’idée d’enregistrer un disque tout entier consacré à Hildegarde von Bingen mais le lien était évident entre Hartmann et elle, et je n’avais pas envie de me refuser cette résonance ».
On aborde ici le programme du dernier disque de l’ensemble dont le titre, L’Heure bleue, séduit par une poétique subtile : « L’heure bleue se réfère à ce moment de bascule lors duquel l’on passe des ténèbres à la lumière du jour. Ce titre a jailli du programme alors qu’il était déjà presque entièrement enregistré. Le disque a été conçu autour du Concerto funèbre du compositeur allemand Hartmann. Retiré dans un exil intérieur dès 1933, parce qu’il a pleinement conscience de ce qui se passe dans son pays, Hartmann compose son concerto en 1939 alors que Hitler vient d’envahir la Tchécoslovaquie. Dans le premier mouvement, il cite un choral de Jan Hus, un martyre tchèque du xve siècle, dont le credo est que la vérité vaincra. Certains moments me font penser au tableau de Munch, Le Cri, un cri viscéral qui est à la fois dénonciation et illustration d’un moment où les choses deviennent insupportables ».
La présence d’Hildegarde von Bingen pourrait surprendre : « Abbesse et mystique du xiie siècle, elle est l’autre figure visionnaire qui s’est imposée à moi. Nous avons choisi trois visions qui sont comme les trois piliers de ce que L’Heure bleue déroule : O Magne Pater évoque les origines ; Rex Noster est dédié aux victimes innocentes et aux martyres ; et enfin Vos Flores revêt une symbolique particulière dans notre programme. Après le cri viscéral de Hartmann, dont l’accord ultime est un ré très dissonant, le ré majeur de Vos Flores évoque les roses qui repousseront sur les champs ensanglantés. Comme d’habitude, nous avons demandé des transcriptions pour que les œuvres se révèlent de façon différente. Olivier Fourès a effectué sur Von Bingen ce qu’il a appelé des « projections pour cordes ». Il ne s’est pas contenté de reprendre la mélodie sur un bourdon mais a emprunté une autre voie, obtenant des partitions qui « parlent ». Je ne voulais pas inscrire Hartmann dans un programme dont l’objectif était uniquement la dénonciation car il n’a jamais cessé de garder la foi, même en 1939. Et c’est en cela qu’il me touche tellement ». Une commande à Philippe Hersant, Une Vision d’Hildegarde, et les Deux Pièces pour octuor à cordes de Chostakovitch complètent ce qui s’avère être une véritable trajectoire vers la lumière. Au Théâtre du Ranelagh, les mélomanes auront le privilège d’entendre ces œuvres sublimes défendues par des musiciens entièrement investis dans leur art. Ils traverseront les ténèbres les plus profondes pour atteindre la lueur d’espoir la plus éblouissante.
Yutha Tep