Nouvelle génération baroque
Parmi les astres qui naissent régulièrement dans l’univers baroque, certains semblent briller avec toujours plus d’éclat au fil temps. On découvrait il y a quelques années Justin Taylor et Théotime Langlois de Swarte : ils semblent aujourd’hui s’épanouir plus que jamais, aussi bien comme solistes qu’au sein du Consort.
C’est en 2015 que naissait l’ensemble Le Consort de la rencontre de quatre étudiants au Conservatoire Supérieur de Musique de Paris : le claveciniste Justin Taylor, les violonistes Théotime Langlois de Swarte et Sophie de Bardonnèche, et la violiste Louise Pierrard. Au départ se trouvait une passion commune pour le travail chambriste, primordial en musique ancienne comme l’explique Théotime Langlois de Swarte : « Le répertoire baroque se façonne en groupe, on construit une esthétique ensemble, parce qu’il y a une technique d’improvisation et d’ornementation à développer. On a besoin d’avoir le retour des autres pour avancer. Par ailleurs, la redécouverte de ce répertoire reste relativement récente : quand on joue du Brahms, on a plusieurs siècles de traditions d’interprétation sur lesquels s’appuyer, mais quand on joue du Lully ce n’est pas le cas, il faut recréer quelque chose. » Justin Taylor nous précise que le travail du son a constitué un axe de travail essentiel : « Au départ, notre colonne vertébrale était de trouver un son commun, fusionnel, comme le ferait un quatuor à cordes moderne. C’était un parti pris car les instruments ont des timbres très différents. Bien sûr, selon les répertoires, on travaille ensuite sur des contrastes, des textures… On explore un son commun pour pouvoir parfois aussi s’en départir. » Sur cette solide base, le répertoire du Consort s’est construit au fur et à mesure des années comme le détaille le claveciniste : « Nous avons commencé assez naturellement avec le répertoire baroque français car nous avions une violiste, et beaucoup d’affinités avec cette musique, puis on a évolué vers d’autres répertoires. Nous nous sommes orientés vers l’Italie et la violoncelliste Hanna Salzenstein nous a alors rejoints. Nous essayons d’équilibrer les projets entre la musique instrumentale et la musique vocale, qui est une source d’inspiration très importante pour nous. Par ailleurs on est toujours très attachés à faire découvrir des compositeurs complètement inconnus aujourd’hui, et dans chacun de nos enregistrements se trouvent des œuvres inédites. »
Entre Vivaldi et Purcell
Ce mois-ci, le Consort donne trois concerts à la Maison de la Radio consacrés à Vivaldi, une « figure fédératrice » nécessaire pour parler à un large public ainsi que l’explique Justin Taylor. Mais là encore, il ne s'agit pas de se contenter de jouer uniquement ses pages célèbres. Thétotime Langlois de Swarte évoque en détails le projet : « On voulait montrer que même s’il s’agit de l’un des compositeurs les plus ancrés dans notre culture occidentale, des pans entiers de sa musique sont délaissés. Nos trois concerts explorent trois facettes différentes de son travail : d’abord la musique de chambre, avec des sonates en trio peu connues, puis la musique vocale dans un programme avec Adèle Charvet, et pour finir les concertos. La musique de Vivaldi va souvent de pair avec une démonstration de virtuosité mais elle n’est jamais dénuée de sensibilité. C’est dans cette direction que nous avons travaillé. » Un nouvel enregistrement du Consort consacré aux concertos de Vivaldi paraitra d’ailleurs prochainement comme l’évoque le violoniste : « Le disque est un voyage dans le temps qui reconstitue plusieurs épisodes de la vie du compositeur. L’idée est de montrer toute sa variété de styles à travers ses concertos. Le cahier d’Ana Maria, l’une de ses élèves de l’Ospedale della Pietà, est particulièrement intéressant : célèbre virtuose connue dans toute l’Europe, elle avait écrit dans ses cahiers d’étudiante les cadences et les ornements qui étaient habituellement improvisés. C’est une source inestimable qui nous donne un aperçu incroyable de la pratique musicale de l’époque. Le disque comprendra des œuvres inédites retrouvées en bibliothèque mais également des pages plus connues, comme l’été des Quatre Saisons mais qu’on enregistre dans la première version qui fut écrite, pour quatre violons. » D’autres projets verront le jour à l’automne, notamment un autre enregistrement de musique anglaise. Justin Taylor nous en présente les grandes lignes : « Après les répertoires français et italien, nous nous lançons pour la première fois dans le répertoire anglais. Sophie de Bardonnèche, qui cherche sans cesse de nouvelles partitions, a fait une découverte géniale : des sonates en trio publiées à Londres en 17015 par une compositrice sous le pseudonyme Mrs Philarmonica. Nous avons fait une sélection de ses œuvres, qui seront associées à des pièces de Purcell et Matteis. »
Le violoniste…
Si l’ensemble semble en pleine effervescence créatrice, les carrières de solistes de Justin Taylor et Théotime Langlois de Swarte le sont au moins tout autant. Le violoniste se remémore les étapes importantes l’ayant amené là où il en est aujourd’hui : « Il y a eu des rencontres essentielles dans mon parcours. D’abord celle de Michaël Hentz qui fut mon professeur au Conservatoire de Paris. Son approche de la musique découle de l’école de Sergiu Celibidache. Tout mon langage musical, la résonnance, le timbre, le rapport aux autres instruments, viennent de son enseignement. Dès que je joue une note de musique, il n’est jamais très loin. Ensuite j’ai rencontré William Christie, qui a été un autre mentor. Il m’a enseigné la théâtralité, l’art d’aller chercher le spectateur, et cette largeur de son qu’on trouve trop rarement dans la musique ancienne. Lui l’a toujours cultivée, ainsi que sa grande vocalité, car l’art baroque est un art vocal par excellence aussi bien qu’un art dansant. » Les enregistrements ont constitué d’autres pierres angulaires du parcours de Théotime Langlois de Swarte : « J’ai enregistré mon premier disque avec Thomas Dunford, que je considère comme un frère musical. J’ai ensuite enregistré un album avec Justin, un autre avec William Christie, et dans un autre registre, un autre avec Tanguy de Williencourt. Chacun d’eux fut une étape marquante de mon cheminement car ils montraient des facettes différentes de mon identité artistique. En tant que jeune soliste, il faut savoir les mettre en valeur, sinon le milieu musical et le public ne peuvent pas les imaginer. » Récemment, on pouvait assister aux débuts du violoniste à la direction d’orchestre pour un remplacement à l’Opéra Comique : « Ce fut une expérience incroyable. J’avais étudié la direction mais lorsque l’on est face à un orchestre, les gestes que l’on a appris dans une salle de classe doivent être adaptés. Je vais être le chef assistant de Louis Langrée pour Zémire et Azor à l’Opéra Comique, et il m’a confié la dernière représentation. Il fait partie de ces personnes qui considèrent qu’on ne peut apprendre à voler qu’en volant, avec une infinie bienveillance, et je lui suis très reconnaissant de sa confiance. » Théotime Langlois de Swarte annonce une prochaine saison très enthousiasmante du côté de ses activités de soliste : « Je fais une tournée autour des concertos de Bach avec l’Orchestre de l’Opéra Royal de Versailles cet été puis je les retrouve en décembre pour un disque autour du Chevalier de Saint-George. Je fais également une tournée en Australie et je sors un disque intitulé Une invitation chez Schumann, dont l’idée est de reconstituer l’intimité musicale du foyer du compositeur, avec des pièces qui auraient pu être données chez lui. » Les multiples projets du musicien sont à l’image de ses goûts musicaux : « Je peux me passionner pour tous les répertoires quand je me plonge dedans, aussi bien le xviie siècle que Brahms. Mais certains correspondent mieux à mon identité, et je préfère enregistrer Francœur plutôt que de proposer un 400e disque de sonates de Brahms. Il est important que des musiques délaissées puissent vivre aussi dans notre monde actuel, et je considère cela comme un engagement personnel. »
… et le claveciniste
C’est avec une même passion que Justin Taylor énonce quelques moments forts de sa saison 2023-2024 : « Début septembre sortira un disque consacré aux influences italiennes dans la musique de Bach. C’est un programme que j’ai enregistré avec énormément de plaisir. Je trouve qu’il humanise le compositeur, dont la perfection qui dépasse l’entendement humain peut parfois effrayer. Je jouerai aussi les Variations Goldberg à la Maison de la Radio le 26 septembre. » Un autre grand projet amènera le claveciniste à travailler avec William Christie : « Je travaille sur un programme en duo avec lui, qu’on va enregistrer. On explore l’œuvre d’un compositeur un peu mystérieux qui s’appelle Gaspard Leroux. Il a publié des œuvres pour 2 clavecins en 1705. On ne sait rien de lui, mais sa musique est fascinante, impressionnante de détails et de raffinement. Il a un immense savoir-faire dans la manière de faire sonner au mieux le clavecin, de développer sa sensualité et sa souplesse. J’aime beaucoup cette approche qui correspond à ma vision du clavecin. » Tout comme Théotime Langlois de Swarte, Justin Taylor ne tarit pas d’éloges sur le grand maître, soulignant certains traits que mentionnait aussi le violoniste : « C’est une belle aventure de pouvoir jouer avec William Christie qui a passé sa vie à faire vivre le répertoire baroque français. Il a notamment la musique vocale collée à la peau, et cela s’entend dans sa manière de jouer la musique instrumentale. C’est l’objectif de beaucoup de musiciens de trouver une éloquence dans la manière de jouer et on se rejoint très bien dans cette conception-là des choses, même si on a des parcours différents et qu’on est de générations différentes. » Porté par la richesse et la multiplicité de ses projets, le claveciniste admet aussi qu’il n’est pas simple d’articuler une carrière de soliste et une carrière au sein d’un ensemble : « J’adore mon métier, être sur scène, rencontrer des gens… J’ai envie de tout faire mais c’est énormément de travail. Certaines périodes sont réservées au solo, et il y en a d’autres où je fais plus de musique de chambre. C’est un équilibre précaire, à réinventer en permanence. » Car pour Justin Taylor, il n’est pas question de mettre la musique de chambre entre parenthèses : « C’est quelque chose qui me tient à cœur depuis mon enfance. Il est très enrichissant de dialoguer avec d’autres musiciens, cela ouvre de nouvelles idées qui nous nourrissent. J’aime beaucoup l’association d’instruments à sons tenus, comme le violon ou le chant par exemple, avec un clavier. Je trouve qu’il y a une très belle complémentarité. En dehors du Consort, je collabore régulièrement avec Victor Julien-Laferrière et Julien Chauvin. »
En soliste ou en ensemble, dans le répertoire baroque ou même dans des répertoires postérieurs (rappelons que Justin Taylor est aussi un excellent pianofortiste et que Théotime Langlois de Swarte a enregistré des sonates de Franck), les deux musiciens ont décidément une soif de projets inspirante. Les rendez-vous pour la saison prochaine sont nombreux, ne les manquez pas !
Élise Guignard