Bach Le Clavier bien tempéré
En deux recueils de Préludes et Fugues, le Clavier Bien Tempéré fait partie des monuments pour clavier de Bach. Témoignant des réflexions autour des tempéraments qui préoccupaient beaucoup le milieu musical en son temps, il révèle aussi le pur génie inventif du cantor de Leipzig.
eu de compositeurs ont montré cet esprit de systématisme qui fut celui de Johann Sebastian Bach. Bien avant d’être le Cantor de Leipzig en 1723, le compositeur montrait déjà des préoccupations musicales qui, d’ailleurs, étaient plus liées à des réflexions sur le langage harmonique à proprement parler qu’à des considérations purement formelles. Somme toute, malgré des apports aussi importants que les Suites pour violoncelle seul (il fait partie des premiers à se pencher sur ce type d’exercice pour un instrument encore assez jeune), on peut dire que la production de Bach tendait à se saisir de formes déjà inventées pour en explorer les limites. Le Clavier bien Tempéré illustre hautement cette « manie ». Écrire des préludes suivis de fugues n’était pas chose nouvelle mais livrer un recueil aussi compact et surtout suivant une trajectoire tonale aussi minutieusement dessinée, voilà qui était – et reste encore, près de trois siècles plus tard – un vertigineux tour de force.
Bach fit publier son Clavier bien Tempéré – plus exactement, il fait circuler des copies manuscrites de son œuvre, ne le faisant nullement imprimer –, après 1744, date à laquelle il compléta son monument. Mais la naissance du recueil avait eu lieu à une date qu’on ne connaît pas, mais obligatoirement antérieure à 1722 puisque ce fut en cette année que le compositeur mit la dernière main au premier livre. Bach était relativement jeune mais doté d’une expérience considérable, sans compter qu’il était reconnu universellement comme un immense virtuose du clavier. Il avait déjà passé cinq ans à Köthen, comme Kappellmeister du prince Leopold. En 1722, le Cantor mit la dernière main à un recueil de préludes et fugues pour clavier : Das Wohltemperierte Klavier. Vingt-deux ans plus tard, en 1744, un second recueil fut publié. En tout, quarante-huit préludes et fugues « dans tous les tons et demi-tons, aussi bien dans les tierces majeures Ut Ré Mi que dans les tierces mineures Ré Mi Fa », autant de diptyques grâce auxquels Bach semble vouloir épuiser méthodiquement toutes les voies ouvertes par un tempérament égal né quelques décennies auparavant. En 1744, Bach était depuis longtemps établi à Leipzig : si le deuxième livre est généralement considéré comme le prolongement du premier, une telle distance chronologique n’est évidemment pas sans conséquence et l’unité du deuxième recueil n’atteint pas la fermeté du premier, au point que certains musicologues y voient en réalité la réunion de pièces composées indépendamment les unes des autres.
La question du tempérament
En dépit de sa célébrité, Le Clavier bien Tempéré pose deux problèmes essentiels. En premier lieu, celui de l’instrument auquel il est destiné. Le titre de l’ouvrage utilise bel et bien le terme de clavier, et non celui de clavecin : le musicien peut donc à bon droit faire appel à tout autre instrument à clavier, à savoir l’orgue bien sûr mais aussi le clavicorde. On restera ici à l’écart des débats quant à l’utilisation du piano : il est bien difficile de surmonter les penchants des uns et des autres, mais il convient de noter que le Clavier recourt moins aux couleurs ou traits spécifiques au clavecin que l’œuvre de ses contemporains français, ou que celle d’un Domenico Scarlatti.
Pour la bonne appréhension de cette œuvre gigantesque, bien plus essentielles sont les interrogations sur le fameux tempérament égal. Pour les instruments à sons fixes (au premier rang desquels on trouve les instruments à clavier), il est nécessaire de concevoir une répartition précise des intervalles de la gamme, parfois à l’encontre des lois acoustiques naturelles, mais toujours en vue de flatter l’oreille de l’auditeur. Il serait fastidieux ici de développer les très complexes théories acoustiques qui marquèrent l’évolution de la musique occidentale. Il suffit de savoir qu’au fil de l’histoire, plusieurs tentatives furent effectuées, avec plus ou moins de bonheur.
L’une des plus importantes vit le jour à la fin du xviie siècle, avec le Vénitien Gioseffo Zarlino. Zarlino proposait un tempérament dit « inégal », sacrifiant tout aux trois accords majeurs et aux trois accords mineurs pour les trois degrés de base du ton d’ut, tout autre accord étant en conséquence faux. La liberté ainsi prise vis-à-vis de la théorie permit la multiplication des systèmes de compromis, exactement à l’origine du système de tonalités largement répandu au xviie siècle, dans lequel on associait chaque ton à une teneur expressive spécifique (ton joyeux, ton triste, etc).
Le tempérament égal est celui qui est le plus largement utilisé depuis la fin du xixe siècle mais il fallut presque deux siècles pour que le tempérament égal se répandît réellement. Le grand atout du tempérament égal réside dans sa simplicité, qui en fait le tempérament le plus pratique pour le musicien. Notre époque contemporaine proclame généralement Bach comme le grand défenseur du tempérament égal, mais certains musicologues contestent cette affirmation : pour eux, Bach semble avoir stricto sensu destiné sa musique non pas au seul tempérament égal, mais au tempérament le plus apte à l’accomplir pleinement (« le clavier bien tempéré sera celui qui pourra jouer ce que je vais écrire » écrit-il dans la préface de son recueil).
Magnifier les formes
Le prélude naît directement de l’intonazione italien du xvie siècle : page brève aux allures improvisées, l’intonazione donnait au chanteur le ton de la pièce à exécuter, ou aidait l’instrumentiste à se « chauffer » les doigts avant les affaires sérieuses. Au siècle suivant, l’intonazione donna naissance au prélude non mesuré (essentiellement en France), à la rythmique non indiquée, et à la toccata (l’Italie fut son pays de prédilection), plus disciplinée sur ce point. Bach conserve le caractère improvisé du prélude, lui donnant cependant, dans l’inventivité et la polyphonie, une ampleur formidable.
La fugue, lorsqu’elle parvient entre les mains du Cantor, est aussi une forme pluriséculaire, architecturale par excellence. Mais il est vrai que jamais Bach ne se plie servilement aux canons de la fugue d’école, lui imprimant au contraire une variété étonnante. C’est qu’il règne dans Le Clavier bien Tempéré une impression de liberté absolue. Si, pris séparément, le prélude ou la fugue ne constituent nullement une innovation, leur succession en dyptique est en soi un élément rare.
Le Clavier bien Tempéré est bel et bien devenu, au fil des siècles et dès l’époque des successeurs du Cantor, le livre de chevet des plus grandes figures de la musique pour clavier. Car si un Matheson œuvra utilement pour la propagation du tempérament égal, c’est Bach qui semble avoir le premier proposé une musique sortant des sentiers quelque peu étriqués de la pure expérience, aussi habile soit-elle.
Yutha Tep