Dossiers Musicologiques - Musique ancienne

Monteverdi Le Couronnement de Poppée

Monteverdi
Claudio Monteverdi (1567-1643) passa une grande partie de sa vie à Mantoue avant de s’installer à Venise en 1613 où il demeura jusqu’à sa mort.
Partager sur facebook

Le paradoxe ne laisse de surprendre : l’immense prestige de l’opéra monteverdien repose sur une trilogie dont seul le premier volet, l’Orfeo (1607) nous est bien connu, alors même que les deux autres, il ritorno d’ulisse (1640) et l’Incoronazione di Poppea (1642) soulèvent, quant à leur paternité même, d’inextricables interrogations n'enlevant rien à leurs mille beautés.

Cela est particulièrement vrai de L’Incoronazione, que nous connaissons à travers deux recueils postérieurs à la mort de Monteverdi : le premier vit sans doute le jour à l’occasion d’une reprise à Venise en 1646, trois ans après sa disparition, et le second lors d’une autre reprise à Naples en 1651. Mais, plus encore que ces incertitudes, c’est l’intervention évidente d’autres plumes qui rend perplexes les commentateurs. Deux de ces auteurs sont, de nos jours, presque fameux – Pier Francesco Cavalli et dans une moindre mesure Benedetto Ferrari –, d’autres demeurent plus obscurs – Francesco Manelli, Francesco Sacrati et Filiberto Laurenzi. Les presque quatre décennies séparant L’Orfeo et L’Incoronazione peuvent expliquer le gouffre esthétique existant entre les deux ouvrages. Certains passages offrent toutefois une manière qui ne rappelle guère celle de Monteverdi, quelles que soient les périodes créatrices envisagées. L’exemple le plus célèbre concerne le duo final entre Poppea et Nerone (Pur ti miro), qui peut être attribué à Ferrari, Manelli ou Sacrati. De manière générale, les moments de grâce mélodique relèvent davantage des disciples (en particulier Cavalli) que du mentor. Même les deux grands lamenti d’Ottavia en recitativo secco, accompagnés donc de la seule basse continue (Disprezzata regina et Addio Roma) ne rencontrent que partiellement les critères esthétiques habituels du vieux maître. Nous n’aurons très certainement aucune réponse définitive à cette question. Si d'aucuns remettent en cause entièrement la paternité de Monteverdi, la plupart des commentateurs s’accordent sur un vaste effort collectif supervisé par Monteverdi. 

Busenello, le théâtre moderne

L’identité de l’auteur du livret ne souffre, en revanche, aucun doute et la virtuosité littéraire de Gian Francesco Busenello (1598-1659) contribue autant que la musique à la réussite de l’opéra. Rejeton d’une famille puissante, membre de plusieurs académies illustres, Busenello fait partie de ces dilettanti talentueux à l’extrême, livrant des chefs-d’œuvre pour « passer agréablement le temps ». La rencontre avec le vieux maître serait redevable à Giacomo Badoaro, intime de Busenello, et librettiste d’Il Ritorno d’Ulisse. Monteverdi, qui avait essuyé les foudres conservatrices à Mantoue, devait apprécier un homme de théâtre fermement progressiste, relativisant le principe d’un bon goût immuable, contestant la suprématie de l’unité dramatique. Busenello signe avec Monteverdi l’un des tout premiers ouvrages s’appuyant sur des faits historiques réels, les sources les plus patentes étant les Annales de Tacite et La Vie des douze Césars de Suétone. Poppea et Nerone entretiennent une relation sulfureuse, qui désespère aussi bien Ottone, amoureux abandonné par Poppea, qu’Ottavia, impératrice bafouée. Ottavia cède à la colère, utilise le chantage pour contraindre Ottone à assassiner Poppea. La tentative échoue et, démasquée, Ottavia se voit répudiée par Nerone qui peut enfin ouvertement épouser Poppea. Les personnages secondaires mis à part, c’est à une stricte acuité historique que s’en tient Busenello.

Dans cet opéra, toutes et tous sont coupables 

Mais la vertu cardinale du livret, c’est qu’il s'approche au plus près des réalités mêmes de la vie : pas d’oie blanche dans L’Incoronazione, mais des personnages troubles cédant à l’ambition ou aux pulsions physiques. Toutes et tous sont ici coupables : Poppea d’ambition démesurée, Néron d’autoritarisme né d’une sensualité débridée, Ottavia d’un abus de pouvoir non moins assumé. Le geignard Ottone manipule, pour son dessein meurtrier, une Drusilla qui serait l’archétype de la fraîche jeune fille si elle ne se réjouissait autant de la mort annoncée de sa rivale. Voix de la morale, Sénèque se montre d’une rigidité parfaitement horripilante. Les personnages les plus sympathiques se révèlent finalement être les « vieilles peaux » : la Nourrice d’Ottavia et celle de Poppea, Arnalta, tout aussi cyniques que leurs maîtresses, mais voyant et tirant parti des aspects ensoleillés de la vie. Nul hasard si le plus beau moment de tout l’opéra est la berceuse d’Arnalta veillant sur le sommeil de Poppea, Oblivion soave

L’Incoronazione achève le passage du recitar cantando (le « dire en chantant ») au cantar recitando (« chanter en disant »), la veine mélodique prenant le pas sur le noble récitatif qui avait été celui de L’Orfeo. Les voluptueux duos entre Poppea et Nerone, le mélange de noblesse et de comique ou la présence de divinités encore plus humaines que les mortels, l’insertion de véritables « tubes », tout cela incarne hautement cet art nouveau qu’est l’opéra vénitien, véritable assaut dirigé contre les sens du spectateur. Le temps est venu du règne de Francesco Cavalli.

Yutha Tep

Restez connectés