Monteverdi Vespro della Beata Vergine
Il est frappant de constater avec quelle aisance Claudio Monteverdi sut intégrer les innovations de son temps à l’héritage de ses maîtres. Avec Il Vespro della beata Vergine, il en fait une démonstration glorieuse, signant l’un de ses plus grands chefs-d’œuvre sacrés.
De même que la musique opératique de Monteverdi synthétise génialement les innovations de la Camerata du comte Bardi à Florence, de même la production sacrée du « divin Claudio », malgré toute son éclatante modernité, forme un maillon d’une prestigieuse tradition. Monteverdi fut toujours conscient de sa place et de son importance dans l’évolution de la musique de son époque. Lorsqu’il entreprit sa formation musicale auprès de Marcantonio Ingenieri, maître de chapelle de la cathédrale de Crémone, ce dernier s’inscrivait lui-même dans une filiation illustre. Auteur très estimé de messes, de motets et de madrigaux, Ingenieri avait eu pour maître Cyprien de Rore, lui-même élève de Willært (lui-même disciple de Josquin...). Willært et Cyprien de Rore avaient été tous deux maîtres de la musique de Saint-Marc de Venise et leurs apports respectifs furent inestimables.
Cependant, durant la période mantouane (1590-1612) de Monteverdi, la part de musique sacrée dans sa production semble relativement modeste. Avant 1610, les publications du compositeur lui avaient assuré une notoriété exceptionnelle, mais dans le domaine du madrigal et de l’opéra. La cour des Gonzague distinguait très nettement la chapelle musicale de la cour, à laquelle appartenait Monteverdi, et la chapelle de la basilique palatine de Sainte Barbe, dont relevait toute la musique sacrée. Maître de musique à la cour, le compositeur ne se consacra au répertoire religieux que durant la brève campagne militaire de 1595 du duc contre les Turcs en Hongrie, pendant laquelle il eut à satisfaire, en tant que maître de chœur, les besoins liturgiques d’une cour en constant déplacement. La chapelle musicale de la basilique Sainte-Barbe était aussi prestigieuse qu’opulente et Monteverdi aspirait tout naturellement à en devenir le maître de chapelle. Fin 1608, la mort de Giovanni Giacomo Gastoldi qui occupait le poste en question lui donna l’occasion de dévoiler ses intentions.
L’origine des Vêpres
L’état d’insatisfaction clairement formulée par Monteverdi devant les exigences croissantes de sa charge, son mécontentement aussi devant des émoluments qu’il jugeait insuffisants et la date de publication du recueil de 1610 qui contient les Vêpres laissent penser que ces dernières furent initialement composées dans l’objectif de prouver ses capacités dans le domaine sacré. Le recueil de 1610 ne serait pas une somme homogène entièrement conçue en un seul jet, mais le fruit d’un « recyclage » effectué par Monteverdi dans le but de postuler à un titre prestigieux auprès du pape Paul V. Si le recueil ne lui valut guère l’attention du pape, il est possible en revanche que ses qualités aient poussé la République de Venise à nommer le compositeur à l’un des postes les plus prestigieux d’Europe en 1613, à la Basilique Saint-Marc.
En réalité, les Vêpres forment un assemblage de pièces que tout maître de chapelle peut individuellement isoler et utiliser en fonction de ses besoins – étant entendu que les forces musicales de ladite chapelle doivent se composer d’artistes virtuoses si l’on considère le niveau de difficulté général. Monteverdi abonde lui-même dans cette direction en proposant une deuxième version du Magnificat pour sept voix et simple continuo d’orgue. Tout cela n’ôte cependant rien à l’extraordinaire homogénéité expressive et musicale de l’œuvre, à sa grandeur architecturale, ni à sa modernité indiscutable.
Archaïsme et modernité
C’est avec un réel génie que Monteverdi sut allier la modernité de son époque à l’héritage des anciens. Son instinct constant dans la mise en musique des textes et son sens de la couleur harmonique se mirent au service de la dramatisation du discours musical. Pour le compositeur, la vérité dramatique s’identifiait pratiquement avec la vérité musicale, la seconda prattica trouvant toute sa justification dans sa capacité à traduire les sentiments humains. Voilà donc l’apport essentiel de Monteverdi à la réforme de la musique initiée à Florence par les Peri ou autre Caccini : chez lui, l’émotion commande toujours à l’imagination et à la perfection formelle. Certes éclatantes dans les drames musicaux du maître, cette irrésistible ferveur et cette sincérité musicale valent aussi pour ses compositions religieuses, en premier lieu pour les Vêpres, qui prennent ainsi le statut de première œuvre sacrée moderne.
Une habile référence à la grande polyphonie franco-flamande est aussi présente dans le Vespro car si Monteverdi utilise toutes les ressources du stile nuovo, notamment dans sa composante concertante, brisant au passage le cadre stylistique des compositions religieuses de l’époque, il construit le matériau musical de chacun des grands psaumes (Dixit Dominus, Laudate pueri, Lætatus sum, Nisi Dominus et Lauda Jerusalem) et du Magnificat à partir d’un cantus firmus fièrement entonné. Au total, quatorze numéros alternent ensembles vocaux et pièces solistes, avec insertion d’une pièce paraliturgique dont la si célèbre Sonata sopra Santa Maria, à elle seule le symbole de l’entreprise monteverdien : marier la tradition qu’incarne un cantus firmus avec un étourdissant tourbillon instrumental d’une modernité absolue. Nul, sans peut-être Bach, n’a réussi par la suite à marier si intimement archaïsme et modernité.
Yutha Tep - publié le 27/08/24