Porpora Polifemo
Avec la création de Polifemo, Porpora signe un ouvrage éblouissant destiné à mettre en valeur le talent des chanteurs, tout en faisant concurrence à Händel. On peut redécouvrir l’ouvrage en décembre à Versailles.
Alors qu’à Londres l’activité lyrique se concentre à la Royal Academy de Händel depuis 1719 (la première puis la seconde), la création de l’Opera of the Nobility en 1733 rebat les cartes. Le Prince de Galles est alors en conflit avec son père George II, et celui-ci soutient le compositeur d’origine saxonne. Frederic de Galles lance la nouvelle compagnie d’opéra pour lui faire concurrence. C’est Nicola Porpora qui est nommé à sa tête, et l’Opera of the Nobility parvient à récupérer les plus grandes vedettes qui ont fait la gloire de la première Royal Academy quelques années plus tôt, comme Senesino ou Francesca Cuzzoni. En outre, le compositeur napolitain parvient à faire venir à Londres une autre star européenne qui a été l’un de ses élèves : le castrat Farinelli. Le 1er février 1735, Polifemo voit je jour sur la scène du Kings Theater avec ces trois étoiles à l’affiche, Farinelli incarnant Aci, la Cuzzoni Galatea et Senesino Ulisse. La distribution est complétée par Antonio Montagnana (Polifemo), Francesca Bertolli (Calipso) et Signor Segatti (Nerea). L’œuvre connait un succès immense, elle devient même l’un des opéras les plus populaires de Porpora, mais sera vite oubliée par la suite.
une origine mythique
Porpora a élaboré un opera seria sur un livret de Paolo Antonio Rolli qui mêle deux mythes autour du cyclope Polyphème. Il y a d’abord l’épisode d’Acis et Galatée, qui apparait dans les Métamorphoses d’Ovide. Au Livre XIII on découvre leur histoire dans un passage narrant le périple d'Énée après la chute de Troie. C’est lorsque le héros passe le détroit de Messine gardé par Charybde et Scylla que la légende est contée, sous la forme d’une digression : les amours du jeune berger Acis et de la néréide suscitent la jalousie du cyclope Polyphème, qui déclare sa flamme à la nymphe mais se voit rejeté. Surprenant les amants ensemble, il est pris de rage et tue alors Acis en l'écrasant sous un rocher. Galatée pleure son bien-aimé et le métamorphose en une rivière, perpétuant ainsi leur amour au-delà de la mort. L’épisode d’Ulysse face au cyclope est narré pour sa part dans l’Odyssée d’Homère. On rencontre Polyphème au moment où Ulysse et ses compagnons accostent sur son île et se font capturer. Alors qu’ils sont enfermés dans sa caverne, le héros triomphe du cyclope par la ruse, lui crevant son unique œil. Le livret de l’opéra combine habilement les deux histoires, Polifemo se trouvant vaincu à la fin de l’ouvrage.
Händel s’était lui-même intéressé au mythe d’Acis et Galatée à plusieurs reprises : il en avait fait une « serenata » italienne en 1708 puis un petit opéra en 1718, qui fut retravaillé à plusieurs reprises et joué très régulièrement pendant une grande partie de sa carrière. Ce choix de sujet n’était donc pas un hasard : l’Opera of the Nobility et la Royal Acadmy nourrissait activement leur concurrence. Tout comme le premier opéra londonien Arianna un Nasso de Porpora répondait au Arianna in Creta de Händel, Polifemo se confrontait à son Acis and Galatea. Les différences de langage entre les deux compositeurs, nés à un an d’intervalle, étaient pourtant grandes : alors que Händel privilégiait ses idées musicales et l’expressivité dramatique, quitte à se mettre ses interprètes à dos lorsque les airs qui leur écrivait leur semblaient trop « simples » pour leur capacités pyrotechniques, Porpora écrivait avant tout pour les chanteurs. Il faut dire que le compositeur était un professeur de chant très renommé. Outre Farinelli, il eut pour élève Antonio Uberti (surnommé Porporino en référence à son mentor), ou encore Caffarelli. Expert en technique vocale et passionné par les castrats, il composait des airs qui devait sublimer la virtuosité des interprètes, l’instrumentation et l’harmonie se soumettant à cet objectif prioritaire.
la tradition de l'opera seria
Au niveau de la forme, Polifemo est un opera seria tout ce qu’il y a de plus traditionnel : en trois actes, il tire son sujet de la mythologie et s’achève sur une fin « morale » et heureuse où le bien triomphe. Il présente une ouverture à la française comme c’était souvent le cas, et une belle série d’arias da capo, très riches en vocalises et contrastes de caractères comme on l’imagine. Parmi les plus notables, on peut citer Nell’attendere il mio ben ou le très virtuose Lusingato dalla speme, tous deux à l’acte II. Mais c’est bien sûr Alto Giove (acte III) qui constitue aujourd’hui la seule page véritablement célèbre de l’ouvrage. Constat plus étonnant peut-être, Polifemo contient aussi de nombreux et superbes récitatifs accompagnés. Ils brisent de manière très intéressante le traditionnel enchainement d’airs et de récitatifs « secco ». Une autre particularité réside dans la tessiture du rôle-titre : Polifemo est chanté par une basse, alors que ce type de voix était généralement assigné à des rôles secondaires.
Elise Guignard - publié le 29/11/24