Purcell Didon et Énée
Unique opéra intégralement chanté de Purcell, Didon et énée figure parmi les premiers opéras anglais. Puisées dans l’infinie richesse des récits mythologiques, les amours des deux protagonistes inspirèrent au compositeur l’une de ses partitions les plus célèbres de nos jours.
Alors que les théâtres londoniens étaient fermés depuis 1642 suite à un décret du Long Parlement motivé par les idéaux puritains, ils purent rouvrir en 1660 lors de l’arrivée sur le trône de Charles II. Après 18 ans d’arrêt complet des activités théâtrales, les artistes durent réinventer les formes et les genres pour reconquérir leur public. C’est à cette période que vint l’apogée des « masks », spectacles grandioses mêlant musique, théâtre, danse et effets spectaculaires grâce aux machines. Le public londonien en raffolait et en fit rapidement le genre le plus à la mode. Henry Purcell est le premier nom que l’on rattache aux masks, dont les exemples les plus célèbres sont sans doute The Fairy Queen et King Arthur.
Pourtant, dans les mêmes années, le compositeur prit le temps d’écrire une œuvre différente, entièrement chantée, faisant figure d’exception dans sa production : Didon et Énée. Elle fut considérée comme l’un des premiers opéras anglais et comme l’unique opéra de Purcell. Le poète Nahum Tate, habitué à écrire pour la scène, en élabora le livret (pour lequel il fut très critiqué, car jugé trop pauvre). Il avait déjà écrit en 1678 une autre œuvre évoquant Didon et Énée, intitulée Brutus d’Albe ou les Amoureux enchantés.
Le contexte de composition et de création de Didon et Énée a soulevé de nombreuses questions. Les seules traces historiques que nous ayons indiquent une représentation en 1689 dans un pensionnat de jeunes filles à Chelsea, dirigé par le maître de ballet Josas Priest. Celui-ci avait pour habitude de concevoir des spectacles de fin d’année. Les élèves, dont le cursus incluait théâtre, danse et musique, chantèrent sans doute certains rôles, mais il semble que des professionnels les secondèrent et se chargèrent des rôles plus lourds. On a estimé pendant longtemps que cette représentation fut la création de Didon et Énée.
De nos jours, une autre théorie est plébiscitée : celle d’une création antérieure, à la cour de Charles II. Parmi les arguments ayant étayé cette thèse figurent les similitudes troublantes entre Didon et Énée et une œuvre de John Blow créée en 1684, Venus et Adonis. Purcell était l’ami et l’élève de Blow, et il s’inspirait souvent de ses travaux. Les deux ouvrages sont entièrement chantés, présentent des ressemblances tonales, sont introduits par un prologue et requièrent le même effectif de chanteurs. On pense que l’opéra de Purcell aurait été composé peu après celui de Blow, devant le roi et sa cour.
Charles II, en grand amoureux de la musique française et de la tragédie lyrique, encouragea peut-être les compositeurs à imaginer ces premiers opéras anglais. Il envoyait régulièrement les artistes anglais se former en France auprès de Lully et accueillait à sa cour les musiciens français. Il souhaitait même monter à Londres des tragédies lyriques à la française, ce qui, peut-on penser, poussa les compositeurs anglais à prouver eux aussi leur valeur dans une forme d’ouvrages lyriques entièrement chantés.
L’attrait de la musique française ne concernait d’ailleurs pas uniquement Charles II. Dans ses œuvres lyriques, Purcell s’inspira du style français (le mêlant aussi à des influences italiennes) et Didon et Énée en est un très bon exemple. L’opéra présente une ouverture à la française et des chœurs dont l’écriture rappelle celle de Lully, avec une homorythmie assurant une compréhension aisée du texte.
Au cœur de la mythologie
Didon et Énée est inspiré de l’Énéide de Virgile, nous replongeant dans l’histoire des fondations de Carthage et de Rome. Chez Homère, Énée apparait dans l’Iliade mais ne joue pas le premier rôle. Il est un prince troyen, fils d’Anchise, qui se révèle être un valeureux guerrier lors de la guerre de Troie. Après la chute de la ville, Homère ne nous détaille pas la suite de ses aventures, mais lui annonce un avenir glorieux. Chez Virgile, Énée fuit Troie après la guerre et arrive sur les rives de Carthage, où se déroule l’histoire qui nous intéresse. Il noue une relation avec Didon mais les dieux le poussent à reprendre la mer pour accomplir sa destinée (ce qui entraîne le suicide de la reine). Après avoir abandonné son amante, Énée continue son périple en Méditerranée et accoste à l’ouest du Latium, fondant la ville de Lavinium. Épopée destinée à glorifier le peuple romain et l’empereur Auguste au premier siècle avant J.-C., le texte de Virgile rappelle ainsi les origines légendaires de la civilisation romaine (Auguste disait être le descendant d’Énée). Bien entendu, l’œuvre de Purcell n’a pas les mêmes objectifs et, loin des enjeux politiques de l’Énéide, s’attache à décrire uniquement l’épisode impliquant Didon. Parmi les modifications notables de l’histoire, il est intéressant de mentionner les sorcières qui remplacent les dieux de l’Énéide. Ce sont elles qui incitent Énée à partir, choix qui apporte à l’œuvre un univers merveilleux très présent dans la culture anglaise de l’époque (dans les masks notamment) et laissant entrevoir l’héritage de Shakespeare (référence aux sorcières dans Macbeth).
Venons-en maintenant à Didon. Dans la mythologie, elle est la fille de Bélos, et on la nomme souvent Elissa. Son frère Pygmalion ayant tué son époux et son père, elle s’enfuit en Afrique où elle pose les fondations de Carthage, près de l’actuelle Tunisie. Le nom « Didon » vient de là, car il signifie « l’errante ». La ville de Carthage se développe, connait la prospérité, et Didon est bientôt courtisée par le roi Hiarbas. Elle s’immole pour échapper à une nouvelle union qui trahirait la mémoire de son défunt époux, à qui elle a juré une fidélité éternelle. Mais comme pour tout récit mythologique, il existe des variantes selon les sources et les auteurs. Selon Virgile, c’est l’amour que Didon voue à Énée qui la pousse au suicide quand celui-ci la délaisse. Basé sur cette version, le livret de l’opéra de Purcell s’attache avant tout au drame amoureux de Didon et non à ses accomplissements politiques avec la fondation de Carthage. Elle devient l’archétype de la femme abandonnée, qu’on retrouve dans beaucoup d’opéras baroques (Ariane abandonnée par Thésée, Médée abandonnée par Jason…). Son lamento final, qui est le passage le plus célèbre de l’opéra, peut prendre une dimension supplémentaire à la lumière de son histoire entière, et notamment du vœu de fidélité qu’elle a fait à son défunt époux.
À son époque, Didon et Énée ne sut pas conquérir le cœur du public. Il passa relativement inaperçu même s’il fut parfois repris sous forme de mask à l’intérieur de pièces de théâtre. L’opéra est pourtant vu aujourd’hui comme l’un des plus grands chefs-d’œuvre de Purcell. Sa très grande brièveté (il s’agit de l’un des opéras les plus courts de toute l’histoire de la musique) fait sa force, car elle condense l’intrigue et en accentue l’intensité. Malheureusement, une partie de la musique a été perdue, notamment un prologue allégorique destiné à faire l’éloge du roi.
Élise Guignard