Rachmaninov Les Vêpres
Rachmaninov a composé ses Vêpres au début de 1915. Cette œuvre grandiose et émouvante, écrite pour chœurs a cappella, représente un sommet de toute la musique religieuse orthodoxe russe.
En 1910, Serge Rachmaninov revient en Russie après une tournée aux États-Unis pendant laquelle il a créé son troisième concerto pour piano. Il a passé les trois années précédentes à Dresde, où il s'est installé pour s'éloigner de l'agitation moscovite. Mais au retour d'Amérique, il ne regagne pas la ville allemande et décide, avec sa femme, de s'installer dans sa propriété d'Ivanovka, au sud-est de Moscou.
En ce lieu de son enfance, dans le calme de la campagne, il retrouve une atmosphère paisible, favorable à la création. C'est dans ce cadre propice au recueillement qu'il va composer ses deux grandes œuvres de musique religieuse a cappella : La Liturgie de Saint-Jean Chrysostome en 1910 et les Vêpres en 1915.
La fin du xixe siècle marque un renouveau de la musique liturgique russe, un retour aux sources, à la pureté, pour un art qui a subi l'influence italienne. Tchaïkovski a ouvert la voie avec sa Liturgie de Saint-Jean Chrysostome. L'Institut synodal de Moscou joue un rôle fondamental dans ce renouveau, sous l'impulsion de deux grandes figures : Stepan Smolenski (1848-1909) et Alexandre Kastalsky (1856-1926), qui collectent de nombreux chants populaires anciens. Rachmaninov a suivi les cours de Smolenski à l'Institut au début des années 1890. Il bénéficie aussi de l'expérience de Taneiev, maître du contrepoint et de l'écriture vocale. Pour la composition de la Liturgie et des Vêpres, il prend régulièrement conseil auprès de Kastalsky.
Les Vêpres (en russe : Veillée nocturne) sont composées au début de 1915 et créées le 19 mars à Moscou par le chœur de l'Institut synodal, sous la direction de Nikolaï Daniline.
Écrite sur des textes extraits de la cérémonie de l'office du soir de l'Église orthodoxe, cette vaste composition se caractérise par une grande homogénéité, évitant la monotonie grâce à une écriture vocale riche et diversifiée, faisant usage d'harmonies modales. Les combinaisons inventives des masses chorales, les changements de tempos, de couleur et d'intensité sonore font respirer la musique et forcent l'émotion. Le nombre de voix dans le chœur varie, d'un morceau à l'autre et à l'intérieur des morceaux. De quatre voix de base, il passe fréquemment à six, sept ou huit, et va même jusqu'à onze voix dans le septième épisode.
Unité de style
Les Vêpres comptent quinze morceaux séparés, d'inégale durée. Elles font un large usage des mélodies traditionnelles. Sur les quinze cantiques, neuf sont écrits sur ces chants, de trois types : les chants znamenny, équivalent russe du chant grégorien, dans les numéros 8, 9, 12, 13 et 14 ; les chants de Kiev, variante locale de ces derniers, dans les numéros 4 et 5 ; enfin, des chants grecs dans les numéros 2 et 15. Si les autres pièces ne font pas appel à des motifs traditionnels, elles gardent le même caractère, assurant à l'œuvre une grande unité de style.
Deux solistes, mezzo-soprano et ténor, interviennent dans seulement quatre morceaux, les numéros 2, 4, 5 et 9. Les onze autres pièces sont entièrement chorales.
Les Vêpres s'ouvrent par un chœur d'une grande ferveur, « Venez, inclinons-nous devant le Seigneur », d'une écriture verticale, qui compte jusqu'à sept voix. Le thème est répété quatre fois, avec de courtes vocalises redoublées.
Dans le deuxième morceau, « Mon âme, bénis le Seigneur », la soliste mezzo-soprano expose le motif, soutenue par les voix masculines. Elle alterne avec les voix féminines du chœur. L'ensemble est répété six fois, avec des variantes.
Dans la troisième pièce, « Heureux l'homme », chaque phrase du Psaume est d'abord chantée par les altos et ténors, à trois voix. Les sopranos s'y joignent à deux reprises. L'Alleluia, chanté par tout le chœur, intervient comme un refrain.
Le ténor solo intervient brièvement dans la quatrième partie, « Lumière paisible ». Il reprend dans une courte phrase le motif d'abord exposé par les ténors du chœur, soutenus progressivement par les autres voix.
Dans la pièce suivante, « Maintenant, ô Seigneur », le ténor solo expose le thème, doucement accompagné par les voix des altos et des ténors. Puis la mélodie passe aux sopranos. Un épisode contrapuntique conduit à un sommet d'intensité, suivi d'un piano subito. À la fin, la phrase descendante des basses aboutit au contre-si bémol grave ! Conformément au vœu du compositeur, ce cinquième morceau fut chanté lors de ses funérailles.
Dans la sixième pièce, « Sainte Vierge, réjouis-toi », la mélodie limpide est ornée d'une vocalise qui revient régulièrement. Le mouvement reste piano à l'exception d'un court passage fortissimo à six voix avant la conclusion.
Le septième morceau, « Hexapsaume », présente une écriture très diversifiée. Débutant par une calme mélodie chantée par les trois voix supérieures, il se complexifie jusqu'à un passage à onze voix. Par contraste, sa conclusion est un choral paisible à quatre voix.
La huitième partie, « Louez le nom du Seigneur », oppose deux thèmes : l'un animé, chanté piano par les sopranos et les ténors ; l'autre, forte, par les altos et les basses sur un rythme ferme. Toutes les voix, jusqu'à sept, se rejoignent dans un Alleluia solennel et grandiose.
Grandeur et diversité
Le neuvième morceau, « Béni soit le Seigneur », est le cœur de l'ouvrage. Ce morceau de vastes proportions impressionne par sa maîtrise dans l'utilisation diversifiée des masses chorales, qui tour à tour se divisent, se répondent et se regroupent, avec de saisissants contrastes d'intensité sonore et une large palette de nuances. On retrouve le ténor solo pour une courte phrase au milieu du morceau.
Dans le dixième mouvement, « Ayant vu la Résurrection du Christ », plus court, le motif est exposé à l'octave par les ténors et les basses. Les sopranos et altos entrent ensuite sur les tenues des voix masculines. Ces alternances se répètent, avant le tutti final à huit voix.
La onzième partie, « Mon âme célèbre le Seigneur », se présente sous forme d'une suite de couplets chantés par les altos, ténors et basses, les sopranos intervenant avant les refrains confiés aux trois pupitres supérieurs, les basses revenant ensuite pour annoncer le passage au couplet suivant. Des épisodes tuttis entrecoupent ces enchaînements et concluent le mouvement.
Le douzième morceau, « Grande louange », atteint la grandeur du neuvième par ses dimensions et sa diversité d'écriture. La mélodie est exposée par les altos, accompagnées par les voix aiguës. Elle passe ensuite d'un groupe de voix à l'autre, avant un tutti conduisant à un sommet d'intensité. Les altos reprennent une psalmodie sur le thème du n° 9. L'écriture contrapuntique redevient verticale dans la dernière partie amenant à l'apothéose finale.
Les trois derniers morceaux sont plus courts et d'écriture plus simple. Le treizième, « Tropaire : Jour du salut », et le suivant, « Ressuscité des morts », sont relativement calmes, sur des tempos lents. Le dernier, « Hymne à la mère de Dieu », plus vif, conclut l'œuvre dans la clarté et l'allégresse.
Pierre Verdier