Dossiers Musicologiques - XXe siècle

Ravel Daphnis et Chloé

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Suprême incarnation du retour à l’Antiquité marquant l’art de la Belle Époque, Daphnis et Chloé est aussi un sommet de l’impressionnisme musical.

Le retour à l’Antiquité est l’une des composantes essentielles de l’Art décadent de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Il constitue en effet un exutoire parmi tant d’autres à la soif de sensations et d’orgies sensorielles nouvelles des artistes de cette époque. Ce retour des anciens dieux est inséparable de la vague d’hédonisme qui submerge l’art du siècle finissant.

Le retour du Dieu Pan en pleine Belle Époque

La tonalité a été donnée dès 1885 par l’écrivain anglais Walter Pater dans son roman antique Marius l’épicurien, dont le héros évolue dans la Rome raffinée et idéalisée de Marc Aurèle. Pour cet esthète érudit, « le critique considère les œuvres auxquelles il a à faire comme manifestant un pouvoir de provoquer des sensations agréables chacune d’une sorte plus ou moins particulière et unique. Il éprouve ces sensations, et s’efforce de les expliquer, de les analyser, de les réduire en leurs composants élémentaires. » C’est dans cette perspective sensuelle, conforme à la doctrine de l’Art pour l’Art, que les artistes de cette époque placent leur incursion dans une Antiquité de rêve. En France, des romans tels qu’Aphrodite de Pierre Louÿs, La Danseuse de Pompéi, Les Vierges de Syracuse et Le Colosse de Rhodes de Jean Bertheroy, ou Écrit avec le sang de Rome, Le Sourire du roi des Juifs et Le Secret de la Villa des Trois Cyprès d’Albert du Bois cultivent cette image d’une sensualité païenne dépourvu d’entraves, dans laquelle la joie des sens est vécue en toute innocence. Les poèmes d’Albert Samain ou ceux d’Algernon Swinburne se complaisent dans l’évocation d’une nature grouillant de divinités et bruissant de poursuites et de pâmoisons amoureuses. Il n’est peut-être pas étonnant qu’en dehors de Bacchus et de son cortège, la figure la plus fréquemment honorée par ce regain de paganisme artistique soit celle du Grand Pan (Arthur Machen : Le Grand Dieu Pan). Ce dieu n’est pas seulement celui des bergers d’Arcadie : son étrangeté physique mariant l’humain et l’animal va de pair avec un insatiable appétit des sens qui l’entraîne inlassablement à la poursuite des vierges (un énorme phallus est un attribut fréquemment prêté à ce dieu). Divinité de la nature et de la joie des sens, le Dieu Pan était prédestiné, plus que tout autre, à incarner la résurrection de l’Antiquité païenne entreprise par l’art de la Belle Époque  : tapis dans les coulisses, c’est lui qui tire les ficelles de l’intrigue tout au long du vaste poème panthéiste de Daphnis et Chloé.
L’esthétique impressionniste, fondée sur la prééminence de la perception et des sens sur l’intellect, s’avère tout naturellement en résonance avec ce retour d’une Antiquité perçue au travers d’un halo de capiteuse sensualité. Cela se vérifie particulièrement en musique, au travers d’innombrables œuvres d’inspiration antique, les techniques de l’impressionnisme musical permettant de suggestives évocations où nature, mythologie et érotisme se trouvent étroitement imbriqués. Le Prélude à l’aprè-smidi d’un faune de Debussy donne le coup d’envoi de cette abondante floraison de fresques musicales antiques. De tels sujets avaient été, quelques années auparavant, traités par la littérature et la peinture symbolistes, toutes deux férues d’Antiquité. Il est dès lors loisible de considérer bon nombre de ces pages musicales comme des œuvres de technique impressionniste et d’inspiration symboliste dont le Prélude à l’Après-midi d’un faune et Pelléas et Mélisande seraient les prototypes.

Un sommet de l’Impressionnisme

L’une des œuvres les plus universellement célébrées de cet « impressionnisme antique » est le grand poème chorégraphique de Ravel : Daphnis et Chloé. C’est un roman de l’écrivain grec Longus (IVe siècle de notre ère), dans sa traduction par Paul-Louis Courier, qui fournit au chorégraphe Fokine et à Ravel leur argument. La sérénité de la nature est troublée par une incursion des pirates. Ils capturent les jeunes filles qui se sont réfugiées dans le sanctuaire de Pan, au nombre desquelles Chloé, l’amante de Daphnis. Tandis qu’ils fêtent leur victoire en obligeant Chloé à danser pour leur chef, le dieu Pan lance sur leur repère des flammes brûlantes et des cohortes de satyres et d’êtres fabuleux. Les pirates fuient, abandonnant Chloé qui retourne à son bien-aimé. Douze ans après Debussy (Sirènes), et à la même époque que Delius (A Song of the High Hills), Ravel a recours aux chœurs en vocalises sans paroles en tant que timbre additionnel des instruments. Ce procédé apporte une contribution essentielle à la couleur si particulière de la musique et vient s’ajouter à d’autres effets familiers de l’impressionnisme : dans la première scène, les voix oscillent doucement, en coulisse, sur des quartes parallèles, tandis qu’au-delà du léger voile de leur sonorité se profile le paysage lumineux et paisible. C’est encore elles, dont l’hypnotique berceuse, cette fois bouche fermée (comme dans Sirènes), apaise la frénésie de la «  Danse religieuse » pour s’immobiliser bientôt sur une vision de rêve. Lorsque Daphnis a triomphé du bouvier Dorcon, à l’issue du concours de danse, les chœurs s’insinuent dans la trame orchestrale pour entourer les deux amoureux d’une guirlande sonore aux reflets mordorés. D’autres procédés purement instrumentaux font de la partition un modèle d’orchestration et d’harmonie impressionnistes : ainsi de la danse lente et mystérieuse des nymphes après l’enlèvement de Chloé. Au début de cette section, les trilles pianissimo des cordes divisées suggèrent la clarté irréelle qui baigne le paysage. Une bitonalité subtile s’ajoute aux divisions des pupitres en de multiples parties (sourdine, cordes divisées en trilles et en harmoniques) pour créer une atmosphère délicatement voilée. Lorsque Pan envoie ses chèvre-pieds semer la terreur chez les pirates, la texture fragmentée de l’orchestre contribue à estomper le décor, préparant ainsi le terrain pour le lever du jour : cordes en demi-teintes, glissandos de la harpe, motif de danse fusant aux trompettes et réponse des flûtes et du célesta créent un climat de pétillante jubilation qui rappelle la joyeuse effervescence de la syrinx du faune dans l’Après-midi. Alors commence , dans le calme paysage du premier acte, le magnifique « Lever du jour » : l’immense et ineffable mélodie (violoncelles) se déploie peu à peu dans la clarté matinale, au travers du voile chatoyant des bois figurant les bruissements de la nature à son éveil : piccolo (chants d’oiseaux), et flûte (pâtres dans le lointain) mêlent leurs arabesques en un tissu de plus en plus dense, jusqu’à l’entrée extatique des voix répondant, comme un écho magique, à l’ascension de l’astre du jour (la grande mélodie initiale).
L’argument du ballet, rédigé par Fokine, avait séduit Diaghilev qui en commanda la partition à Ravel (1909). La composition dura trois ans. Après maintes péripéties, la création eut enfin lieu, le 8 juin 1912, au Châtelet. Accueilli avec réserve, Daphnis s’est imposé depuis comme le chef d’œuvre absolu de son auteur.

 

Michel Fleury - publié le 31/10/24

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