Dossiers Musicologiques - XXe siècle

Scriabine Poème de l'Extase

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Grandiose synthèse des aspirations mystiques prométhéennes de l'auteur, le Poème de l'Extase se situe à l'avant-garde de son temps.

« Il se pourrait bien qu'il soit fou ! », notait Rimski-Korsakov, ayant entendu Scriabine jouer au piano des fragments de son Poème de l'Extase. Une réaction compréhensible de la part d'une individualité rigoriste et aussi prosaïquement rationnelle que l'auteur de Shéhérazade face à un exalté tel que son cadet, enclin à embrasser des idées philosophiques et ésotériques privilégiant intuition, émotion et sensation.

Un romantique total

 Le début du XXe siècle fut une époque de convergence et d'interpénétration entre les arts et les idées. À l'instar de Schoenberg (en dehors de la musique un excellent peintre), de Debussy et de Delius (en symbiose avec la peinture et les arts plastiques), Scriabine s'inscrit dans la droite ligne de la théorie des correspondances initiée par Baudelaire et magistralement concrétisée par l'art total de Wagner. À l'opposé du classique, pour qui l'œuvre d'art n'est qu'un intermède, un divertissement après lequel la vie quotidienne reprend inchangée, le romantique conçoit l'œuvre comme un moyen d'action, efficace non seulement sur le plan esthétique, mais aussi sur le plan de la réalité. Les productions artificielles de l'imagination créatrice acquièrent le statut de choses réelles, et réciproquement le réel est rêvé et se voit conférer le statut de l'imaginaire. « Scriabine rejoignait sans le savoir Novalis. Il ne le connaissait pas, mais il retrouva l’« idéalisme magique » du poète et reprit à son compte la formule : « Le monde doit être tel que je le veux. » L'élément volontaire qui caractérisait la pensée de Novalis, son rêve « pénétré d'un singulier érotisme mêlé de spiritualité » revécurent à un siècle de distance en l'âme du musicien russe. » (Boris de Schloezer). Scriabine ne se contentait pas d'être un musicien ; pour lui le concept de musique pure n'avait aucun sens. Il voulait faire tomber les barrières séparant la musique des autres arts, pour pouvoir s'élever, lui et ses disciples, vers un royaume de transcendante béatitude. Issu d'un milieu raffiné et cultivé (son père était diplomate et sa mère une excellente pianiste), il s'exprimait en français aussi bien qu'en russe. La France était le pays qui l'attirait le plus, aussi bien en musique que sur le plan plus général de l'esthétique. Wagner était l'idole des symbolistes français. L'enthousiasme du jeune Scriabine pour Balmont, Brioussov, Sologoub et Blok, dont les œuvres littéraires transposaient en Russie l'idéal des symbolistes, le mena sur les chemins d'un fervent wagnérisme. Nietzsche, Schopenhauer et la Société théosophique complètent cet univers : il souscrivait avec ferveur à la doctrine du surhomme, archétype du « créateur total » « qui saurait toute chose, qui aurait éprouvé toutes les émotions existantes et qui, fort de sa plénitude, pourrait modeler l'univers à sa guise. » (Michel-Rastislav Hoffmann). Ces théories devaient se concrétiser en un « mystère » qui serait joué aux Indes, dans un temple hémisphérique au centre d'un lac, dont le reflet reconstituerait la forme parfaite de la sphère. Là, musique, poésie, danse, couleurs et parfums se mêleraient pour provoquer dans l'assistance une suprême extase finale : la transfiguration en cérémonie religieuse de la théorie des correspondances de Baudelaire. Au conservatoire de Moscou, il avait glané des lauriers en piano, en théorie musicale et en composition et se révéla très vite un musicien accompli dont l'éblouissante technique compositionnelle était à la mesure des ambitions philosophiques. Jusqu'en 1900 il écrivit, presque uniquement pour le piano, des œuvres raffinées dans la droite ligne de Chopin, comme son concerto (1897), d'une irrésistible séduction. Ensuite se fait jour l'influence de Wagner ainsi que celle de cet apôtre du mysticisme érotique en musique : César Franck (Symphonies n° 1 et 2). Les filtres magiques du debussysme commencent aussi à agir. Scriabine montre alors une prédilection pour une harmonie richement sensuelle (neuvièmes, onzièmes, treizièmes, gamme par ton), qu'il utilise comme Wagner, en tant que dissonances sous forme d'appogiatures se résolvant finalement sur des consonances - Sonate n° 4, Symphonie n° 3 intitulée Divin Poème (1904). Une aversion croissante pour la résolution des dissonances aboutit vite à un style hautement personnel dont la Sonate n° 5 et le Poème de l'Extase offrent deux spécimens accomplis. Non seulement les dissonances sont traitées comme des consonances, mais ces deux œuvres utilisent déjà le célèbre accord « prométhéen » ou « mystique » qui domine la dernière période créatrice de l'auteur (accord de 6 notes espacées suivant des quartes justes, diminuées ou augmentées, qui fournira avec ses renversements le substrat harmonique quasi-obsessionnel des œuvres à venir).

Vers le soleil, dans un grand mystère cosmique 

Composé en 1905-1907 à Gênes en pleine félicité (lune de miel avec sa seconde femme Tatiana de Schloezer), le Poème de l'Extase synthétise à la fois la philosophie et la technique compositionnelle de l'auteur à leur zénith. Le programme exalte la mission de l'artiste « créateur total » : « Je vous appelle à la vie, forces mystérieuses / Noyées dans les profondeurs obscures de l'esprit créateur / Timides ébauches de la vie / À vous j'apporte l'audace. » L'extase scriabinienne est un acte de création qui transcende les aspects purement sensuels de cet état exalté. Un très grand orchestre (bois par 4, 8 cors, percussions élargies avec cloches et célesta, orgue) apporte son concours à ce programme, dans le cadre d'une immense forme sonate mettant en jeu de nombreux motifs incarnant des idées ou des sentiments : Langueur, Volonté, Rêve, Envol, Affirmation, Protestation. Le thème de l'Affirmation fait office de thème principal, le développement prenant la forme d'une lutte avec le thème de la Langueur. Les phrases prennent leur envol en des élans mélodiques caractéristiques, montant de manière saccadée par paliers. L'Affirmation fournit la matière aux deux climax jubilant, l'un à la première moitié avant la reprise, au terme de laquelle, après une vaste péroraison bruissant de carillonnements et de sonneries, l'orgue venant encore renforcer les effectifs titanesques, l'épilogue esquisse les premières ébauches du « grand mystère cosmique ». Ici Scriabine s'élève au niveau de ces deux autres visionnaires-mystiques contemporains, Delius (A Mass of Life) et Schoenberg (Gurrelieder). Ailleurs la trame est finement tissée et éthérée, ou bien iridescente et frémissante d'émoi, en une profusion de frissons, de pâmoisons et de petits cris d'angoisse et de volupté. La fragmentation de la mélodie, les trémolos, les pluies de perles sonores irisées du célesta, le brusque envol des phrases vraiment « ailées », les trilles extatiques et les extravagantes indications en français (« avec une volupté de plus en plus extatique », « charmé », « avec une noble et joyeuse émotion »... ) concourent à une texture pointilliste et fragmentée attestant des affinités avec une forme extrême, fébrile et décadente d'impressionnisme. En marge de l'idéal philosophique qui l'anime (sans lequel elle n'aurait pas existé), cette prodigieuse matière musicale déploie une richesse harmonique, une profusion thématique et une somptuosité orchestrale ordonnées en une forme à la fois originale et magistrale : le Poème de l'Extase est un chef-d’œuvre dont l'irrésistible charge émotionnelle et énergétique a rarement été dépassée.

 

Michel Fleury - publié le 01/03/25

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