Portraits d'artistes - Voix

Véronique Gens & Sandrine Piau le triomphe des sopranos

Véronique Gens & Sandrine Piau
Dans leur album Rivales, elles incarnent deux grandes cantatrices du xviiie siècle.
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Après s’être croisées et recroisées dans des carrières bien différentes, les deux grandes dames du chant français se sont finalement réunies pour enregistrer un programme de musique française, pour le plus grand bonheur des lyricophiles.

A quand remontent vos premières collaborations ?

Véronique Gens : Nous nous sommes croisées en 1989 à Aix-en-Provence sur une production de Fairy Queen de Purcell, avec les Arts Florissants. J’étais déjà dans l’ensemble depuis quelques années et Sandrine faisait partie des chanteurs que William Christie commençait à faire travailler régulièrement. Il nous a marquées pour toute la vie de ce sceau baroque, nous faisons partie d’une fratrie. Même si nos carrières sont parties par la suite dans des directions différentes car nous n’avons pas le même répertoire, Sandrine et moi avons la même façon de penser la musique. Quand on s’est remises à chanter ensemble pour enregistrer l’album en juin 2021, j’avais l’impression que nous n’avions jamais arrêté, c’était très beau.

Sandrine Piau : Ce furent des années très fortes et il en reste un esprit de troupe, comme un ciment, un même socle sur lequel nous avons bâti des choses différentes. On a traversé le temps, et l’esprit qu’avait créé Bill était suffisamment fort pour que Véronique et moi retrouvions des réflexes communs immédiatement, même des années après, sans avoir besoin de discuter ou de se regarder.

Comment définiriez-vous vos voix, l’une par rapport à l’autre ?

SP : Pour résumer je suis un soprano lyrique léger et Véronique est un soprano lyrique, voire un grand lyrique. Mais les appellations sont très relatives et recouvrent une infinité de réalités. Que quel que soit notre âge, notre typologie vocale nous classe dans une catégorie de rôle. Les sopranos légers ont l’identité de voix d’anges ou de jeunes premières, alors que les voix plus lyriques peuvent incarner des personnages plus murs. Je chante les rôles de jeunes premières et de soubrettes mais je n’y suis pas cantonnée car dans le baroque, les primas donnas requièrent aussi une voix qui peut vocaliser, comme la mienne. J’ai trouvé mon bel canto dans Händel. Véronique a une voix plus large, capiteuse, avec des graves que beaucoup de mezzos peuvent lui envier mais je trouve qu’elle a aussi cette couleur solaire qui fait qu’on l’identifie immédiatement comme une soprano. Je suis folle d’admiration pour elle. Elle a tout ce que j’aimerais avoir, ce moelleux de grande dame… C’est une véritable tragédienne mais elle peut être aussi très drôle. Elle a abordé tous les grands rôles mozartiens, comme la Comtesse dans Les Noces de Figaro, ou Elvira dans Don Giovanni.

VG : Je pense que nous sommes absolument complémentaires. Tout ce que Sandrine sait faire je ne le sais pas, et inversement. En mettant nos deux voix bout à bout on a à peu de choses près le spectre de tout ce qu’on peut faire avec une voix. Sandrine a la légèreté, la facilité dans l’aigu, la souplesse, la dextérité, tout ce que je n’ai jamais eu. J’ai une voix beaucoup plus centrale, plus large, avec plus de graves. Vocalement tout nous oppose, d’où l’intérêt de cette rencontre entre nos voix. 

Comment est née l’idée de cette nouvelle collaboration entre vous ?

VG : Dans ce métier, on croise beaucoup de gens mais il est difficile de devenir vraiment proches parce qu’on voyage beaucoup et l’on n’est pas sûr de revoir les gens qu’on rencontre.

« On avait ce désir de chanter de nouveau ensemble »

Pourtant avec Sandrine, nous ne nous sommes jamais perdues de vue, nous avons réussi à garder une proximité. On se donnait des nouvelles régulièrement, nous avons eu nos enfants pratiquement au même moment. Pouvoir échanger sur notre expérience de chanteuse et de mère, qui n’est pas toujours facile, nous a rapprochées aussi je crois. On avait ce désir de chanter de nouveau ensemble dans un coin de notre tête et de notre cœur. Je suis pleine d’admiration pour tout ce que fait Sandrine.

SP : On a eu très peu l’occasion de se retrouver au cours de nos carrières en dehors du baroque. A un moment donné nous aurions pu faire Susanna et la Comtesse dans les Noces de Figaro de Mozart, ou La Maréchale et Sophie dans Le Chevalier à la rose de Strauss, mais la vie nous a emmenées ailleurs. Ce disque recrée la rencontre qui ne s’est pas faite autant qu’on l’aurait souhaité.

Comment s’est fait le choix du répertoire et quel est-il ?

VG : Benoit Dratwicki a été comme à son habitude d’une aide très précieuse dans l’élaboration du programme. Sans lui, ce projet n’existerait tout simplement pas. Sa connaissance du répertoire est incroyable, et il se montre toujours amical, présent, positif. On lui doit beaucoup. Les airs et duos choisis, tirés d’opéras et d’opéras comiques français de la fin du xviiie siècle, sont très représentatifs de nos voix. Sandrine et moi incarnons deux grandes divas de l’époque, Mme Dugazon et Mme Saint-Huberty. Le titre Rivales est un clin d’œil, car nous ne le sommes pas du tout. Pour la Dugazon et la Huberty, on ne sait pas réellement si elles étaient rivales mais il y a de bonnes chances qu’elles l’aient été parce qu’à l’époque, on était la prima donna ou on ne l’était pas. Mais l’une et l’autre ne chantaient pas le même répertoire, la Dugazon chantait les rôles légers de soubrettes et la Huberty des rôles plus dramatiques, les rôles de méchantes, les rôles à baguette… Nous ne sommes pas certains qu’elles aient chantées ensemble mais on s’est amusées à l’imaginer. Sandrine et moi avons toutes les deux un bagage important pour interpréter cette musique, proche de la musique baroque qu’on a beaucoup chantée. On a conscience de l’importance de la langue et de la déclamation qui est la base de tout, car l’on a été formées avec cette idée.

SP : Benoit Dratwicki a été le maitre de cérémonie et nous a concocté le programme présent. Cette fausse rencontre entre la Dugazon et la Huberty est l’occasion de vraies retrouvailles entre moi et Véronique. Ce qui est intéressant c’est qu’un « soprano Dugazon » désigne aujourd’hui une voix centrale, comme celle de Véronique, alors que la Dugazon chantait au départ les rôles légers de soubrette. Mme Saint-Huberty au contraire a été une voix très lyrique dès le départ, mais elle l’a un peu perdue à un moment donné, ce qui l’a amenée à revenir plus tard à du répertoire plus léger. Pour cette raison, dans le disque, Véronique chante parfois des parties très tendues vers l’aigu et brillantes alors que de mon côté j’ai des petites canzonettes plus centrales. C’est amusant car ce n’est pas ce que l’on attend habituellement de nos voix.

« Le milieu du spectacle a toujours été en avance sur son temps »

L’éventail infini de nos personnages dans le disque est aussi très drôle. À un moment donné Véronique est mon fils, à un autre elle incarne Médée et moi une princesse, à un autre encore j’interprète un rôle d’homme... On brouille les pistes des sexes et des genres, ce qui me plait beaucoup, d’autant plus à une époque où tout ce qui est en rapport avec le genre est tendu et polémique. Je trouve que le milieu du spectacle a toujours été en avance sur son temps. Une femme pouvait jouer un homme, un homme une femme, un jeune un vieux… 

Quelles sont vos pièces favorites dans le programme ?

VG : J’aime beaucoup le duo de Dalayrac qui finit notre programme, où l’on chante la même ligne en alternance. Même si l’on vient de dire qu’on a des voix extrêmement différentes, le fait de chanter la même ligne vocale avec le même texte emmêle les choses et l’on ne sait plus qui est qui. On est tellement à l’écoute l’une de l’autre que nos voix arrivent à se confondre, c’est très étonnant et j’adore cette sensation. Écouter les autres autour de soi est l’un de mes plus grands plaisirs quand je chante.

SP : J’aime aussi beaucoup ce duo de Dalayrac qui brouille les cartes entre nos voix. Arriver à cultiver sa différence tout en ayant des points de rencontre pour créer un son commun avec quelqu’un, c’est pour moi le graal en musique. Je suis très attachée aussi à l’air de Sesto dans La Clemenza di Tito de Gluck, qu’on connait mieux dans la version tirée d’Iphigénie en Tauride, mais ici l’atmosphère est plus évanescente. Je suis fascinée également par l’air de Edelmann que chante Véronique. Contrairement à ce qu’on a tendance à croire, la musique de l’époque préclassique demandait des moyens vocaux énormes. Globalement, j’aime la théâtralité de ce disque, chacune brille avec ses moyens respectifs.

Quelle vision avez-vous de la musique française ?

SP : La musique française a toujours défendu sa spécificité et sa volonté d’attacher autant d’importance au texte qu’à la musique. Véronique est connue pour son articulation châtiée et sublime de la langue française, j’essaie de m’inspirer d’elle à ce niveau-là. Je trouve aussi que la musique française tire avant tout sa beauté de son orchestration, de ses couleurs, de ses effets. Pour cet album nous avons enregistré avec Julien Chauvin et le Concert de la loge sur instruments d’époque, ce qui est un plus formidable pour les couleurs justement. Je suis amoureuse des instruments anciens, je trouve leurs timbres magnifiques et leur douceur correspond bien à mon type de voix.

VG : Je trouve que la musique française a un gout, une odeur et une ambiance particulières. Je me suis toujours beaucoup attachée à la chanter, que ce soit du répertoire baroque, romantique ou de la mélodie française. Par ailleurs, même si le français n’est pas une langue facile à parler ni à chanter, je suis française et je me sens une responsabilité de représenter la France à l’étranger. Il y a un patrimoine incroyable qui est trop peu chanté, et je m’attache à le faire vivre. J’aime découvrir des choses nouvelles, cela fait partie de moi, comme une évidence. Il faut profiter de tous ces trésors qui dorment dans les bibliothèques et les tiroirs…

 

Élise Guignard

 

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