Dossiers Musicologiques - Musique ancienne

Les Passions en musique

Les Passions
Des cinq Passions de Johann Sebastian Bach, seules subsistent intégralement la Saint Jean et la Saint Matthieu.
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Nourrie par des traditions religieuses remontant au moyen-âge, les Passions connurent une trajectoire complexe dans l’histoire de la musique, et furent l’une des formes musicales par lesquelles Bach marqua son temps, même si plusieurs de ses ouvrages sont perdus.

La musique des Passions est au service de la foi, elle aspire à inciter le fidèle à la dévotion, en contant l’arrestation du Christ suivie de son procès et de sa crucifixion. Si Bach en donne les exemples les plus célèbres, la tradition de donner une Passion pendant la semaine sainte n’est pas neuve à son époque et découle d’usages remontant à plusieurs siècles. Dès le ive, le texte de la Passion selon l'Évangile de saint Matthieu est psalmodié pour le dimanche des Rameaux et celui de la Passion selon saint Luc pour le mercredi saint. Puis autour du ixe siècle, ce sont cette fois les Passion selon saint Marc et Passion selon saint Jean qu’on dédie respectivement au mardi saint et au vendredi saint. Des hauteurs de notes différentes sont rattachées à l’Évangéliste, au Christ et à la foule (turba) pour une meilleure compréhension du texte. À la période baroque, le texte des Passions prend une dimension supplémentaire car plusieurs formes musicales complexes apparaissent. D’une part la Passion-motet, avec un chœur polyphonique chantant l’intégralité du texte, le plus souvent en latin. On estime que la première voit le jour en 1505 sous la plume du compositeur français Antoine de Longueval. Du côté de l’Allemagne, on peut citer la Deutsche Passion de Joachim von Burck ou la Passion selon Saint Jean de Leonhard Lechner. D’autre part on assiste à la naissance de la Passion-répons, où les parties de l’évangéliste et des divers personnages sont psalmodiées par des solistes alors que celles des autres personnages sont traitées de manière polyphonique. On peut citer par exemple la Passion-répons de Johann Walter datant de l’époque de la Réforme luthérienne (sans doute la première en allemand), les quatre Passions de Roland de Lassus, la Passion selon saint Jean de Tomas-Luis de Victoria ou plus tard encore celle de William Byrd. Dans la lignée Walter, Heinrich Schütz compose de très belles Passions, puisant leur force dans leur sobriété.

L’influence de l’opéra

Au xviie siècle, des commentaires sont introduits peu à peu entre les épisodes racontés par le texte de la Passion et le développement de l’opéra amène l’apparition d’une plus grande théâtralité au sein même de la musique liturgique. Les textes sont parfois librement inspirés de la Bible (on parle alors d’Oratorio de la Passion ou d’Oratorio-Passion, comme l’Oratorio per la Settimana Santa de Luigi Rossi). Un découpage en récitatifs et airs va prendre forme au fil du temps, à l’image de ce qu’on trouve dans les ouvrages lyriques profanes. On doit l’une des premières Passions avec accompagnement au compositeur allemand Johann Sebastiani (avec orgue, théorbe et cordes). Une écriture instrumentale particulière caractérise les parties du Christ dans son ouvrage, dont Bach va s’inspirer par la suite. Peu de temps après Sebastiani, Alessandro Scarlatti nous laisse aussi une Passion selon Saint Jean, qui à l’inverse de beaucoup de Passions de son époque, suit très scrupuleusement le texte biblique. Le xviiie siècle voit fleurir de célèbres livrets poétiques sur les Passions. Le poète allemand Barthold Heinrich Brockes en écrit un célèbre qui sera mis en musique par bien des compositeurs, comme Reinhard Keiser, Johann Mattheson, Händel ou encore Telemann (le compositeur compose d’ailleurs plus de 40 Passions pour les églises de Hambourg). Pietro Metastasio écrit quant à lui un autre livret, La Passione di Nostro Signore Gesù Cristo, mis en musique en 1729 par Caldara. Le xviiie siècle est aussi celui qui voit naître les chefs-d’œuvre de Johann Sebastian Bach. Il amène le genre de la Passion à son apothéose, au point d’ailleurs que peu de compositeurs après lui ne se risqueront à écrire de nouvelles passions… Citons quand même celles de son fils Carl Philipp Emanuel.

Bach au sommet

ÀLeipzig où est installé Bach, une Passion est donnée chaque année, soit dans l’Église Saint-Nicolas, soit dans l’Église Saint-Thomas. En tant que cantor des deux églises, Bach doit respecter cette tradition et s’est engagé pour ses compositions à « faire en sorte que la musique ne dure pas trop longtemps, et qu’elle soit de nature à ne pas donner une impression d’opéra, mais plutôt à inciter l’assemblée à la dévotion ». Pour autant, il parvient à faire de ses Passions des drames d’une rare force émotionnelle, s’appuyant sur une grande variété de tons, de nombreux figuralismes, de luxueux effectifs avec notamment des chœurs grandioses (deux chœurs dialoguent dans la Saint Matthieu), des modulations osées… L’expressivité vient aussi de la profondeur psychologique des personnages. Même si Bach reprend par endroits le texte original des évangiles, il travaille aussi d’après des textes littéraires. Pour la Saint Jean il rassemble lui-même plusieurs sources tandis qu’il fait appel au poète Picander pour le livret de la Saint Matthieu. Bach insère également des chorals qui étaient connus de toute l’assemblée des fidèles et qui avaient pour rôle d’exprimer le ressenti du croyant face à l’histoire.

Selon Carl Philipp Emanuel Bach, Johann Sebastian aurait composé en tout cinq Passions, mais nous n’avons retrouvé dans leur intégralité que La Passion selon Saint Jean et la Passion selon Saint Matthieu. Nous avons aussi la partition d’une Passion selon Saint Luc, longtemps attribuée au Cantor de Leipzig. Si l’on peut reconnaitre son écriture ainsi que celle de son fils Carl Philipp Emanuel sur le manuscrit, les musicologues semblent désormais s’accorder sur l’idée qu’il n’en est pour autant pas l’auteur. Au xixe siècle, Mendelssohn lui-même disait être convaincu que la Saint Luc n’était pas de Bach, notamment en raison de la relative médiocrité de la musique (dans une lettre à son ami Franz Hauser qui venait d’acquérir la partition). Bach prit en tout cas le soin d’en faire une copie, et l’on sait qu’il fit donner cette Passion 3 fois en 10 ans à Leipzig. On pense que c’est un ami de sa famille, Johann Melchior Molter, qui l’aurait composée, théorie appuyée par le fait que certaines œuvres du compositeur ressemblent nettement à certains passages de la Saint Luc. Une autre Passion en revanche fut résolument composée par Bach : la Passion selon Saint Marc. Bien que le manuscrit soit perdu, nous avons un livret de Picander intitulé « texte pour la passion selon l’évangéliste Marc au jour du vendredi saint de 1731 » et la preuve de la représentation de l’œuvre à Leipzig en 1731. Il n’est pas étonnant que la partition ait disparue, car après la mort de Bach, ses partitions furent transmises à sa famille proche qui en revendit une large partie. Ana Magdalena et Wilhelm Friedemann connurent en effet de lourds problèmes financiers, tandis que Johann Christian dut financer son départ pour l’Italie… Une bien triste perte pour les mélomanes d’aujourd’hui. Mais rien n’empêche d’imaginer ce à quoi devait ressembler cette Passion, comme le firent Ton Koopman ou encore Jordi Savall après un immense travail de reconstitution.

 

Élise Guignard

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